Caravelle Ajaccio-Nice
Le Commentaire

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Caravelle Ajaccio-Nice : entre révolte et secret-défense

Le 11 septembre 1968, le vol 1611 Air France doit relier l’aéroport d’Ajaccio à celui de Nice. L’avion décolle à 10h09 et s’abîme en mer à 10h34 au large d’Antibes, tuant les 95 passagers à son bord. Officiellement, un incendie dans les toilettes de la caravelle serait la cause du crash. Mais une hypothèse bien plus sordide a pris corps au cours des années.

Nous vivons dans une époque où des gens vont se poser sur la Lune, mais on n’est pas capable de nous dire pourquoi quatre-vingt-quinze personnes sont mortes dans une caravelle. » Au micro de l’ORTF en 1970, les familles des victimes rétorquaient, entre chagrin et colère, la thèse de l’accident du vol 1611 d’Air France entre Ajaccio et Nice. Dans cet avion : 95 passagers dont 6 membres d’équipage et 13 enfants. Aucun survivant.

Dans le rapport final du crash, publié au Journal officiel du 14 décembre 1972 par le Ministère des Transports, « La commission a conclu que la perte du F-BOHB avait pour cause un incendie dans la cabine, incendie dont elle n’a pu déterminer l’origine. » Le bureau d’enquêtes et d’analyses pour la sécurité de l’aviation civile (BCA) avance deux pistes qui auraient causé l’incendie : le dysfonctionnement du chauffe-eau des toilettes de la cabine ou un mégot de cigarette dans le compartiment des serviettes usagées des toilettes. Cette affirmation, les familles des disparus n’y croient pas une seule seconde. Elles en sont convaincues : c’est un tir accidentel de missile de l’armée qui a abattu la caravelle.

Des incohérences de la part de l’État

Durant des années, de nombreuses incohérences de l’armée et du gouvernement viennent renforcer leur conviction. En 1969, Michel Debré, Ministre d’État chargé de la Défense, déclare par courrier qu’aucun tir de missile n’a été effectué le 11 septembre 1968. Les propos de Gildas Chouan (ex-second maître sur le missile air-sol Le Crotale à l’île du Levant au large d’Antibes) viennent corroborer l’avis de l’ancien ministre. « Le pas de tir était fermé du 15 juin au 30 septembre 1968 en raison de la présence de naturistes dans l’île. » expose-t-il dans le Corse-Matin du 15 mai 2011.

« En 1969, l’enquêteur de l’aviation civile écrit dans un rapport qui n’a jamais été publié indiquant que l’avion a été percuté et que des débris ont été dispersés. »

Max Clanet dans l’émission L’heure du Crime de Jacques Pradel du 11 septembre 2019 sur RTL.

Oui mais voilà, selon Max Clanet (journaliste d’investigation et auteur de Secret d’état : 11 septembre 1968, le crash de la Caravelle Ajaccio-Nice, co-écrit avec Jean-Michel Verne aux Editions Ramsay) « Les essais militaires ont pris du retard à cause des grèves de Mai 68, il fallait donc mettre les bouchées doubles. » Il rappelle également dans l’émission L’heure du crime de Jacques Pradel du 11 septembre qu’ « en mars-avril 1971 a eu lieu la dernière opération de ramassage des débris de l’avion. Les 12 et 13 avril, des morceaux lourds ont été récupérés en mer, ils seront interposés sur une base militaire alors qu’il s’agit d’un accident civil », il ajoute également que « la page d’inventaire du jour dans le registre des travaux a été effacée. (…) En 1969, l’enquêteur de l’aviation civile écrit dans un rapport qui n’a jamais été publié indiquant que l’avion a été percuté et que des débris ont été dispersés. » Troublant.

Affaire classée, témoignage inattendu et bataille judiciaire

L’affaire a fait l’objet d’un non-lieu en 1972 et le dossier a été clos, commence alors un long combat entre la justice et les proches des disparus. Combat mené de front par Mathieu Paoli qui fondera en 2008 l’association des familles des victimes du crash de la caravelle Ajaccio-Nice (AFVCCAN), accompagné de ses frères Jacques et Louis. La fratrie Paoli a été meurtrie par la perte de leurs parents dans la catastrophe, de même pour les trente-quatre familles membres de l’association.

Mathieu Paoli, fondateur de l'association des familles des victimes du crash de la caravelle Ajaccio-Nice (AFVCCAN) /  Photo MaxPPP
Mathieu Paoli, fondateur de l’association des familles des victimes du crash de la caravelle Ajaccio-Nice (AFVCCAN) / Photo MaxPPP

La prescription des faits est annoncée en 1983. Les recherches de preuves se poursuivent. En silence. En 2004, les familles sont reçues au Ministère de la Défense, sans grande avancée. Entre 2006 et 2011, trois plaintes sont déposées respectivement pour homicide involontaire, puis pour soustraction et recel. Seule la dernière fera l’objet d’une observation par la justice.

C’est alors que, venu de nulle part, survient un témoignage que les familles n’attendaient plus. Un témoignage qui bouleverse fondamentalement le cours de l’affaire. Dans un entretien au journal télévisé de 20 heures de TF1 du 10 mai 2011, Michel Laty, ancien dactylographe de l’armée, décide de libérer sa parole. Il l’affirme avec certitude : l’accident de la caravelle a été provoqué par un missile désarmé tiré depuis l’île du Levant. Il indique avoir tapé le rapport de l’armée, classé secret-défense. L’ex-militaire tenait à soulager sa conscience, tourmentée par ce lourd secret qu’il gardait depuis 43 ans. Il s’éteindra sept mois plus tard.

Michel Laty, ancien dactylographe de l’armée, l’affirme avec certitude : l’accident de la caravelle a été provoqué par un missile désarmé tiré depuis l’île du Levant.

Journal télévisé de 20 heures de tf1 du 10 mai 2011

Depuis les années 2000, la classe politique apporte un soutien de poids aux familles des victimes. De Jacques Peyrat (ancien maire de Nice) à Paul-André Colombani (député Corse-du-Sud) en passant par les maires d’Ajaccio Simon Renucci et Laurent Marcangeli, ainsi que les élus nationalistes Gilles Simeoni et Jean-Guy Talamoni ou encore l’actuel maire de Nice, Christian Estrosi, tous écrivent au gouvernement pour réclamer la levée du secret-défense.

Le juge Chemama et la parole présidentielle : deux moments décisifs

Une lueur d’espoir renaît alors en mars 2018. Le juge d’instruction Alain Chemama hérite de l’affaire. Convaincu par la pléthore de nouveaux éléments apportés par Mathieu Paoli depuis 2015, il requiert officiellement une levée du secret-défense. « Cette empathie de départ (…) s’est transformée non seulement en une bataille, un combat, mais surtout en une cause, soutient la journaliste Anne-Claire Chabanon au micro de l’émission de Jacques Pradel. Il faut avoir la possibilité de lever ces secrets. » Le voile sur ces mystères énigmatiques dont le spectre plane depuis près d’un demi-siècle est en passe d’être levé.

« Cette empathie de départ s’est transformée non seulement en une bataille, un combat, mais surtout en une cause. Il faut avoir la possibilité de lever ces secrets. »

Anne-Claire Chabanon, journaliste à Corse-Matin, L’heure du crime du 11 septembre 2019 (RTL)

Comme un présage à l’occasion du cinquante-et-unième anniversaire de la catastrophe, la parole présidentielle résonne enfin : Emmanuel Macron fait savoir son souhait de lever le secret-défense sur les documents classifiés. Dans une lettre signée par Patrick Strozda, son directeur de cabinet, il y est écrit que « Le Président de la République a, à cet égard, demandé à Madame Florence Parly, Ministre des Armées, de saisir la commission de la Défense nationale, dès lors que certains des documents demandés seraient déclassifiés. » La prochaine étape du processus consistera en la saisie de la commission de la défense nationale qui émettra un avis favorable ou non sur la déclassification de ces dossiers.

Cette décision pourrait signer alors l’épilogue de l’une des pires catastrophes de l’aviation civile en France, d’un drame resté dans la mémoire collective des Corses et de la Corse, d’une émotion restée intacte au fil des décennies. Désormais, comme le confie Mathieu Paoli, le cœur toujours en peine, mais empli d’espoir, « Nous attendons, enfin, de pouvoir faire notre deuil… »

Laurent Di Fraja

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