Faut-il se tirer de Corse ?

La Corse, soit tu l’aimes, soit tu la quittes. Si seulement c’était aussi simple…

Pour peu que vous ayez un bagage social cohérent, c’est-à-dire plusieurs années d’étude, un visage qui ne transpire pas la bêtise, un PEL plus l’âge théorique d’être adulte (vaste programme), vous allez être confronté, de manière exponentielle, à la question : « pourquoi tu ne pars pas ? »

La personne vous posant cette question va aussitôt ajouter : « à l’étranger hein…pas en France… » Vous êtes le représentant d’une jeunesse active anglophone (ahahahaha…) qui rêve de se glisser d’aéroport en aéroport, juchée sur ses sneakers blanches et souples. L’incarnation du mouvement, théorisé comme progrès, en opposition à vos grands-parents terriens et villageois, condamnés à l’immobilisme OU ces jeunes qui, sous prétexte de ne pas cumuler les années d’étude et les héritages parentaux, sont assignés à résidence. Tel un néo-dieu olympien, votre pratique (théorique) du digital,  votre rejet (en surface) des normes sociétales parentales et votre dégoût (supposé) d’un travail linéaire et répétitif vous octroient non pas la possibilité mais le devoir de parcourir le monde. Et quitter l’étroitesse de votre île.

Pour peu que vous ayez, en sus, une personnalité un peu fantasque, une appétence pour l’art et de l’ironie, ce questionnement du départ va très vite devenir répétitif au point que vous vous demandiez, le soir venu, dans l’intimité de votre édredon ajaccien, si vous êtes aveugle et buté ou simplement normal…

Partir, la question a été lancée dès le début de vos études universitaires. Corti, ville haïe. Il y a treize ans, l’Università était considérée comme une poubelle par tous les profs de votre école privée. Cinq ou six ans plus tard, crise économique et nationalisme fashion ont inversé la tendance jusqu’à l’arrivée sur le marché du travail. Assez étrangement, alors que la victoire de nos Nouveaux-Pères-Fondateurs était scandée sur toutes les lèvres, la logique de recrutement conservait la même tendance : la fac de Corte (jamais appelée Université de Corse et encore moins Università di Corsica) restait une fabrique à idiots. Qu’il est dur d’écouter patiemment des remarques sur ses études… « Oh tu n’as pas vu ça ? Oh on ne t’a pas appris cela… ? » Et encore, titulaire d’un parcours littéraire vous avez adroitement esquivé tous ces subtils reproches puisque faire Lettres équivaut à un suicide professionnel pour à peu près tout le monde ; mais pour vos camarades de lutte issus des filières professionnalisantes universitaires, il a fallu s’enquiller les critiques de personnes estimant qu’un Power Point était la meilleure façon de penser le monde…la Bible en slides, ça doit être pas mal.

N’espérez pas, petites malignes, rendre plus désirable votre C.V typiquement local par une astucieuse délocalisation via Erasmus, tout le monde considère cela comme une beuverie prépayée et géographiquement éloignée, vous compris. Non, le C.V classieux appartient à celui qui est parti. Pourquoi est-il revenu ? Mystère. Mais un parfum de France sur un corps corse semble toujours plus appréciable que de bons vieux effluves cortenais…

Mais voilà, la trentaine est là, vos années d’étude derrière, la question du départ n’est plus scolaire, elle devient un projet de vie. Alors, doit-on réellement se barrer de chez nous ?

Partir est un droit. Ceux qui souhaitent découvrir le monde n’ont pas à le justifier. Socialement, c’est tendance. Epaulé par Instagram qui délivre son flot d’images filtrées montrant la beauté urbaine ou naturelle d’un monde censé nous entourer. Des trucs comme « faire des rencontres », « découvrir des cultures », « voir autre chose » sont hyper valorisés et valorisant autour de la trentaine. Pourquoi un mec (ou un couple) sans enfant et sans crédit refuserait de se jeter dans ce tourbillon si branché ?

Honnêtement, ça me casse les couilles de partir. Ça laisse un goût de défaite. Sur ma terre, j’ai failli donc j’ai migré. Exactement comme les Mexicains qui font marrer tout le monde. S’envoler parce que l’on a envie d’ailleurs me parait totalement légitime et mes Maîtres grecs étaient plutôt des voyageurs (quoique…) donc ces départs font sens. Mais quitter mon île sous prétexte que je serai mieux là-bas, ce qui reste un beau pari, ça implique que je n’ai pas réussi à dialoguer avec l’espace dont je suis issu, à poétiser ce lieu qui m’a éduqué durant les trente dernières années. Ce ne serait pas un départ aventurier pour conquérir une terra incognita mais une bonne vieille fuite. Pas facile à digérer.

Je comprends aussi les gens qui ne sont pas nés au bon endroit. La Corse est un berceau et/ou un tombeau. Combien de personnes sont coincées sur l’île et ne peuvent en partir alors qu’ils méprisent un mode de vie et ses spécificités locales. La question n’est évidemment pas de savoir si c’est vrai ou faux mais de simplement reconnaître la diversité des réactions face à une situation. Rien qu’être sur une île est une situation. Certains de mes amis se sont installés en France et ça me parait la meilleure chose pour eux car leurs potentialités se révèleront pleinement là-bas plutôt qu’ici. On peut aussi ajouter, avec perfidie, les gens qui ne vivent pas au bon endroit…sérieusement les gars, barrez-vous, la magie de cette terre est un hiéroglyphe, vous n’arriverez pas à le lire. 

Mais, une fois que j’ai clarifié mon envie de rester et la légitimité du départ des autres, la question du « pourquoi tu ne pars pas ? » me trouble toujours autant. Mère, belle-mère, copine, collègues féminines me pressent de quitter mon mode de vie gréco-bourgeois-cool pour arpenter les routes et c’est peut-être là que se trouve une partie de la réponse. Parce que, précisément, il ne s’agit pas d’arpenter les routes tel Kerouac et s’enthousiasmer devant la teinte d’un coucher de soleil extracontinental mais d’aller bosser dans un autre bled.

Le Québec, pays frigorifique, est prophétisé comme le nouvel El Dorado par tous ces Apôtres du Départ. La question que je me pose est : est-ce que j’ai sérieusement envie d’aller bosser dans un pays dont je ne connais ni les Dieux ni les philosophes ?  Vais-je me glisser avec plaisir dans le système ultra-libéral du marché professionnel anglo-saxon ? Et, corollairement, se peut-il que je gagne tellement de thunes que cela me fera oublier le port de collants en hiver ?   

D’un autre côté, est-il envisageable que je me réalise professionnellement sur mon île ? Et d’ailleurs, quelle est ma définition de la réussite professionnelle ? Un environnement sain, des collègues sympa, des tâches stimulantes et un salaire me permettant une nonchalance financière loin du bling mais proche de la buratta truffée. Ce métier existe-t-il seulement ? Et son existence doit-elle être pistée localement ou extra-localement ?

Je n’ai pas la réponse et je pressens que d’autres non plus. Quand j’expose mes griefs à mes Apôtres du Départ, on me parle d’enrichissement et…de retour. « Tu reviendras avec des idées ». Ah…donc on n’est plus sur un départ mais un aller-retour. Les Grecs appelaient cela le nostos, le voyage retour. Mon modèle, Ulysse, a rechigné à quitter sa terre Ithaque pour participer à l’évènement présenté comme le plus trendy de l’époque (la guerre de Troie hein…) et a galéré dix ans pour ramener ses fesses, récupérer sa couronne, voir son chien crever et déshabiller Pénélope.

N’empêche, même en tournant en dérision les arguments des personnes qui ne veulent que mon bien (merci les femmes), je suis incapable d’apporter une réponse définitive. En réalité, en questionnant la question (pourquoi tu ne pars pas ?), l’énigme émerge plus intensément. Et une interrogation angoissante se révèle en sous-impression : qu’est-ce que je fous ici ? Il ne s’agit plus de sa compétence à habiter ailleurs en posant rationnellement et passionnellement le pour et le contre mais plutôt de sa capacité réelle à habiter ici.

Et comme ma génération ne raisonne plus en terme de possessions (les terrains, la villa, la piscine, la rénovation de la casa du village, l’appart pour les études à Aix) mais selon des styles de vie le fait que cette question mute en énigme implique que mon style de vie esquive certains aspects de ma personnalité. Suis-je vraiment si heureux ici ? Et ici n’est alors plus un lieu à posséder mais une façon d’être qui nous possède. Malheureusement, n’est pas Œdipe qui veut et je tiens à mes beaux yeux bleus.    

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Salives locales

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