Le Commentaire

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Les rappeurs qui ont marqué la décennie du rap français (partie 1)

La décennie 2009-2019 aura été la période la plus importante dans l’histoire du rap français, laissant apparaître de nouveaux genres, de nouveaux artistes et groupes. Des tauliers du rap perdurent toujours, n’ayant pas peur de se diversifier pour s’adapter au bouleversement du genre. Les rappeuses sont de la partie et ont réussi à se faire une place solide, bien déterminées à y rester. De plus, le rap français a tellement influencé d’artistes au-delà de l’Hexagone que l’on parle désormais de « rap francophone ». Retour, en trois parties, sur celles et ceux qui auront permis de rendre cette décennie historique.

Orelsan

Avec trois albums solo (Perdu d’avance en 2009, Le chant des sirènes en 2011, La fête est finie en 2017) et deux albums en compagnie de Gringe avec Les casseurs Flowters (Orelsan et Gringe sont les Casseurs Flowters en 2013 et Comment c’est loin en 2015, bande originale du film du rappeur), il aura imposé son/ses style(s) durant cette époque. Car oui, entre 2009 et 2019, Orelsan a beaucoup, beaucoup changé. Évolué même. Tout commence en 2009 lorsqu’il dépose, pour son premier album, une véritable bombe dans le rap français.

Perdu d’avance raconte sa vie de galère, ses craintes de l’avenir, ses potes et ses meufs à travers une pluie de punchlines dans littéralement tous les sons de l’album. Avec un premier album de ce calibre, Orelsan arrive dans le rap avec un tacle à la gorge, les deux pieds décollés. D’Étoiles Invisibles à Courez, Courez, en passant par Soirée Ratée, Perdu d’avance, Gros Poissons Dans une Petite Mare et le mythique Jimmy Punchline, il façonne d’une main de maître son personnage complètement perdu dans sa vie et dans son monde. Et pour cause : en février 2018, l’album devient disque de platine (+ de 100.000 ventes). 

Le Chant des sirènes sera la continuité dans l’évolution d’Orelsan. Deux ans après, il ose pour la première fois sortir de son confort, il crée même un nouveau personnage : Raelsan. Comme pour le premier album, il crache à la gueule de ce(ux) qu’il déteste, de cette société pleine de clichés, d’hypocrites et de tentations, d’où son combat pour ne pas céder au « chant des sirènes ». Suicide social, l’un de ses chefs d’œuvres absolus, démonte tous les clichés et les défauts de cette société qu’il hait, au même titre que Plus rien ne m’étonne dans un registre plus léger. Il fait part de ses doutes dans Si Seul et La Terre est ronde. Cet album, disque d’or en un mois, le propulsera au rang de grand rappeur français. Pour ne plus jamais y redescendre.

La fête est finie était l’un des albums les plus attendus de 2017. Dès le premier morceau, San, on sent que le rappeur a grandi, s’est apaisé. Bien sûr, restent toujours ses craintes et ses doutes (Tout va bien, La fête est finie, Quand est-ce que ça s’arrête), mais l’espoir est bien là (San, La lumière). Des sons rappellent l’Orelsan du début (Défaite de famille, La pluie, en feat avec Stromae), restent dans la tête et sont diablement dansants (Christophe avec Maitre Gims) ou sont des véritables leçons de kickage (l’excellent Zone avec Nekfeu et Dizzee Rascal). Enfin, l’album se finit par deux véritables chef-d ’œuvres. L’ôde à l’amour qu’est Paradis est révélateur : tous ses maux se sont estompés. Dans Notes pour trop tard, il parle au jeune Orel, pendant 7:35 de conseils de vie, d’avertissements, mais aussi d’un réalisme acerbe sur le monde qui l’entoure. Toute la carrière d’Orel résumée en un son, la boucle est bouclée. Ce fut le meilleur album de 2017 et une merveille de plus dans la carrière du Normand. Trois sur trois. Carton plein.

Nekfeu

Dès ses débuts dans Rap Contenders et notamment avec sa punchline légendaire contre Logik Constantine « J’gratte, j’gratte et la nuit, je me défoule contre tes textes, (CLAP CLAP) C’est le bruit de mes boules contre tes fesses ! » en 2011, Nekfeu montrait déjà qu’il n’était pas un rappeur comme les autres.

A partir de 2007-2008 avec les groupes 1995 et L’Entourage, on remarque déjà la plume du rappeur, jouant particulièrement sur les assonances, les allitérations, les rimes riches et les mots polysémiques, le tout avec un flow saccadé. Cette écriture technique, littéraire, voire romanesque, rappelle les plus belles plumes du rap français. Il émerge avec ce premier groupe avec la sortie de leur premier EP, La Source (2011) et de leur unique album Paris Sud Minute en 2013. Il continue de grandir avec le S-Crew, autre groupe dont il fait partie dès 2009, multipliera les concerts dans les grandes salles parisiennes entre 2013 et 2014.

Considéré dès lors comme un grand espoir du rap français, il sort son premier album solo, Feu, en 2015. Une entrée en matière spectaculaire. On y retrouve beaucoup de références littéraires (Martin Eden, Risibles Amours, Le Horla), qui surlignent la technique et la plume de Ken Samaras, de son vrai nom. Les thèmes abordés sont très multiples : la critique de la société, de ses vices et injustices (Nique les clônes, Tempête, Laisse aller) du désir (ou du manque) d’ambition (Mon âme, Rêve d’avoir des rêves), de la condition des femmes (Princesse, Elle en avait envie), de ses potes (Reuf, Ma Dope). Plusieurs ambiances traversent l’album, du son autobiographique On Verra qui le fera connaître du grand public aux musicalités plus chill (Égérie, Jeux d’Ombres). L’album fut un succès stratosphérique : en octobre 2017, il est certifié disque de diamant (+ de 500.000 ventes).

Son deuxième album, Cyborg, est annoncé à la surprise générale lors d’un concert du S-Crew le 1er décembre 2016 à l’Accor Hôtel Arena. Un album totalement différent du premier, mêlant froideur (Réalité Augmentée, Mauvaise graine), égotrip (Esquimaux, Saturne, Progammé) et mélancolie (Nekketsu, Humanoïde). L’album est beaucoup plus technique et plus « posé » que Feu, c’est ce qui fait sa spécificité et ce qui le grand grandiose, le plaçant comme un « classique » du rap français de cette décennie. En décembre 2019, il devient également disque de diamant. Clair, net et précis.

Les Étoiles Vagabondes est le fruit d’un travail de longue haleine, d’un tour du monde et d’une longue introspection de Nekfeu, tourmenté par la souffrance sentimentale (Elle Pleut, Premier Pas), l’injustice sociale envers les discriminations (Menteur Menteur, Les étoiles Vagabondes, Cheum), la condition de la femme (LEV, Le Bruit qui court). Cet album est le plus sincère du rappeur, il livre sa solitude, la tristesse de la condition humaine, son film-documentaire sorti en salles permet de comprendre toute la complexité de cette œuvre impressionnante de par sa longueur et sa qualité. Triple disque de platine pour parapher tout ça.

Jul

Pas de doutes, c’est un véritable OVNI qui a débarqué dans le rap français. Selon certains médias, il serait même le plus grand vendeur de l’histoire du rap FR, dépassant MC Solaar et ses 3,48 millions de disques durant toute sa carrière. Et pour cause, la cadence du petit prince de La Puenta est surhumaine. Actif depuis 2007, il a sorti « plus de 1500 sons avant d’être connu ». Il se fait connaître fin 2013 avec son 1er titre Sors le cross volé qui cartonne à plus de 30 millions de vues en quelques semaines. Son premier album, Dans ma paranoïa, devient disque de platine.

Et depuis, le rouleau compresseur n’a cessé de rouler sur le rap français avec des chiffres hallucinants : de février 2014 à décembre 2019, il sort près de 12 albums studios qui sont tous certifiés au moins disque de platine (son dernier album, La Zone en personne, est à 90.000 ventes, la SNEP le certifiera platine en février). Son album My World, sorti en décembre 2015, est même disque de diamant. Si l’on compte les albums gratuits qu’il offre en streaming à ses fans qui n’ont pas les moyens de les acheter, Jul a sorti 19 projets en moins de 6 ans.

Et la recette est pourtant simple : de l’autotune, des sons dansants qui deviennent des véritables classiques, des freestyles diaboliques, mais toujours raconté avec une grande sincérité. Il rappe sa vie de quartier avec ses potes, ses années de galère, les « gadjis » de Marseille, le quotidien dans sa ville. Très proche de ses fans, on apprécie Jul pour son authenticité et sa générosité. Il est un mélange entre un vent de fraîcheur et une véritable tornade dans le rap français. Les chiffres de vente absolument impressionnants l’attestent, il s’est accaparé cette décennie en seulement 6 ans.

Maitre Gims

Que ce soit avec la Sexion d’assaut (dont nous parlerons en deuxième partie) ou en solo, Maître Gims aura littéralement plié la décennie. En 2010, à la sortie de l’École des points vitaux avec la Sexion, il se fait connaître du grand public du rap français. On découvre un grand musicien à la voix sublime mais surtout un rappeur hors-norme pour l’époque. A chaque album de la Sexion, chacun des morceaux où Gims rappe devient automatiquement un classique, des leçons de kickage extrêmes mêlées à des sons plus mélodieux où il se sent comme chez lui.

Gims — Wikipédia

En 2013, il sort son premier album solo, Subliminal qui devient très rapidement un incontournable. C’est un des albums les plus complets de la décennie : des sons qui résonneront au-delà de l’auditoire du rap (Bella, J’me tire, One Shot), d’autres plus profonds où il livre ses craintes sur sa vie, sa peur de l’échec et de l’abandon (La chute, Où est ton arme, Épuisé, Laisse tomber), des feats somptueux (Pas touchés avec Pitbull, Ça décoiffe avec Black M, Ça marche avec The Shin Sekai) et des violentes rafales (Meurtre par strangulation, Outsider). Les chiffres sont faramineux : 900.000 exemplaires vendus. Neuf-cent-mille. Oui oui.

Son deuxième album solo, Mon coeur avait raison, se divise en deux parties : « pilule rouge » pour la section rap et « pilule bleue » pour la pop. La pilule bleue passe (malheureusement pour les amoureux de la plume) beaucoup plus en radio que la rouge, enchaînant classique sur classique avec un score de plus de 700.000 exemplaires. Gims peut s’adapter à n’importe quel instrumentale ou type de rap, allant même sur le terrain de la variété française où, là aussi, il impose son style. Son troisième album, Ceinture noire, fait l’objet de 3 rééditions avec plus de 40 titres. Là encore, jackpot avec plus de 800.000 ventes.

Au total, rien qu’en solo, Maitre Gims aura vendu près de 2,3 millions d’albums rien qu’en France, et aura fait plus d’une soixantaine de feats entre 2009 et 2019. Une dictature.

Booba

Il faudrait un article entier pour résumer la carrière du DUC durant cette décennie. Avec cinq albums sortis durant cette période (Lunatic, Futur, D.U.C, Nero Nemesis et Trône, tous certifiés au moins double disque de platine), dix-sept feats, une marque déposée (OKLM qui se diversifiera en chaîne de radio et télé), une marque de vêtements (Ünkut), de whisky (DUC), des clashs historiques avec La Fouine, Rohff et Kaaris, Booba aura sans aucun doute été l’un des très grands acteurs de cette décennie dans le rap français.

Booba on Spotify

Dès 2010, Booba balance Lunatic, comme un retour à ses origines, à ce qui l’a fait connaître. Un album qui met d’accord toute la concurrence dans son style d’écriture, son flow et ses thèmes abordés. Comme l’affirme si bien le journal SURL Mag,  » il est là pour déchaîner les Enfers. »

En 2012-2013, il sort Futur et Futur 2.0 qui se placent directement en tête des ventes, sans grande surprise aux vues du condensé de pépites que ces deux projets contiennent : AC Milan, Turfu, Tombé pour elle, Caramel, Kalash (feat Kaaris), Jimmy, Wesh Morray. Une semaine après la sortie de Futur, il vend plus de 51.000 exemplaires et obtient ainsi le plus gros record de ventes digital en France pour l’époque.

En 2015, deux albums sortent du studio : DUC et Nero Nemesis. Le second se place directement en tant que grand classique du rap français et devient l’un, si ce n’est le meilleur album de l’une des plus belles années de l’histoire du rap FR. Tout est réuni en une oeuvre historique avec des instrumentales incroyables où B2O règne en maître (92i Veyron, Génération Assassin, Talion, Walabok). Mais il met surtout en lumière un jeune rappeur belge qui deviendra l’un des patrons de ce rap game : Damso, dans le stratosphérique Pinocchio. Le constat est simple : double disque de platine, encensé unanimement par la critique. Un nouveau coup de génie.

En décembre 2017 sort Trône qui connaît là aussi un démarrage en fanfare : disque d’or en une semaine rien qu’avec le streaming, un album très hétéroclite avec aussi bien des sons aux sonorités légères/chill (Trône, DKR, Petite fille, Bouyon, Magnifique, Friday, Ridin’) que des musiques de gladiateurs (Centurion, Drapeau noir, Terrain, 113). Quatre mois après sa sortie, l’album est déjà triple disque de platine, comme d’habitude.

Laurent Di Fraja

Partie (2/3) : PNL, Sexion d’assaut, Damso, SCH, Ninho, Alpha Wann

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