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Martin Eden

ATTENTION SPOILERS // Puisque le film vient de sortir, je remets au goût du jour un article que j'avais écrit sur ce chef-d'oeuvre de la Littérature qu'est Martin Eden ... Comme ça vous pourrez (même si si je ne cautionne pas) regarder le film sans avoir lu le livre ... Bon voyage ...

Comment écrire l’écriture ? André Gide a inventé avec Les faux monnayeurs le concept de mise en abyme : c’est un roman qui parle d’un roman. Dans Martin Eden, le narrateur est omniscient : il sait tout de ce qui se passe dans l’esprit des personnages mais aussi tout ce qui va se passer. La narration se focalise sur Martin mais la voix du narrateur se fait souvent entendre, comme au début du chapitre 33, pour nous annoncer le destin des personnages. Mais même avec un narrateur omniscient, comment faire percevoir au lecteur, qui ne peut les lire, la beauté des textes de Martin ? La narration suit de très près les pensées du héros et c’est sa propre appréciation de ce qu’il écrit qui nous est livrée, avec force qualificatifs. Chez Jack London, le texte est un récipient que l’on remplit de ce que l’on veut (on « met » ce que l’on veut dans un texte : aventure, exotisme, beauté …). Et l’on a d’autre choix que de croire Martin sur parole lorsqu’il juge ses propres textes. Souvent, le personnage de ce roman écrit par Jack London durant son voyage dans les mers du sud a été comparé à l’auteur lui-même (la couverture du roman présente parfois un photo de l’écrivain), comparaison qui pour moi n’est pas très intéressante. Car Jack London, lui, a survécu à l’écriture.

Martin Eden est tel ces enfants sauvages qui ont défrayé la chronique il y a un siècle ou deux. C’est un marin bâti comme une armoire à glaces, au teint caramel, qui a fait le tour du monde. Il boit, il se bat. Mais il a un coeur généreux. C’est en sauvant un jeune bourgeois d’une bagarre qu’il accède à la seconde partie de sa vie car pour le remercier celui-ci l’invite dans la maison de ses parents, près de San Francisco. Martin est comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, son col le gratte, il est gauche, mal à l’aise. Mais sa rencontre avec Ruth, la soeur du jeune homme qu’il a sauvé, le bouleverse. D’ordinaire, Martin ne se préoccupe pas des femmes, qui pourtant semblent attirées par lui comme des papillons de nuit par une flamme. C’est qu’il n’a jamais été amoureux …

« Que vous êtes jeune, mon petit Martin, que vous êtes jeune ! Vous volerez haut, mais vos ailes sont d’une gaze bien délicate, d’un duvet bien fragile. Ne les abîmez pas. Mais, bien entendu, c’est déjà fait. Le Cycle d’amour a été écrit à la gloire d’une femme, et c’est dommage. »

Ruth est l’archétype de la jeune fille bourgeoise : blonde, pâle, éthérée, savante, richement vêtue … elle parle posément et ses grands yeux respirent l’innocence la plus totale. On imagine sa voix monter dans les aigus lorsque Martin la scandalise. Elle est bouleversée par Martin. Lui tombe immédiatement amoureux d’elle. Elle devient sa muse, l’objet qu’il faut conquérir et lui donne l’impulsion nécessaire à son grand changement de vie. Mais tandis que Martin est animé par un amour platonique, presque céleste, détaché du désir de la chair, Ruth est le résultat de son éducation bourgeoise : Martin la repousse par sa brutalité, son franc-parler et sa vie violente, et elle lutte, d’abord, contre ses sentiments. Pourtant, c’est cette même brutalité qui l’attire, à la fois physiquement et mentalement. Martin est exotique et scandaleux. Et il flatte son orgueil à chaque fois que ses yeux sans gêne se posent sur elle. La mère de Ruth encourage ce flirt : sa fille, pense-t-elle, a besoin d’être « réveillée » et l’amour d’un homme seul peut la propulser dans l’âge adulte. Leur premier baiser s’accompagne d’une promesse de mariage tenue secrète par les parents, qui espèrent que leur fille la rompra lorsqu’elle aura repris ses esprits. Si Martin est plus que conscient des prérogatives de la bourgeoisie, Ruth est tout à fait ignorante de la vie de prolétaire et c’est avec effroi qu’elle l’entrevoit. Elle préfère ignorer la vérité sur la vie de son amoureux, qui d’ailleurs ne s’apitoie pas sur son sort, car la pauvreté est pour elle associée à la paresse et lui fait honte.

Ruth est déterminée à épouser Martin mais seulement si elle arrive à le modeler à l’image non de l’homme de ses rêves mais de l’homme idéal de sa caste. Hors, Martin ne se laisse pas modeler, et l’on a bien conscience que leur relation est vouée à l’échec. De tout manière, Ruth aimerait-elle Martin s’il n’était qu’un comptable en pantalon à pinces ? Et Martin aimerait-il encore Ruth après avoir plié ?

Ruth est certainement, au même titre qu’Emma Bovary, l’un des personnages les plus détestables de la Littérature. Elle est remarquablement indifférente aux tourments de Martin, s’en félicite même, voyant dans les privations de plus en plus grandes conduisant à la maladie une possible motivation à une vie rangée. Son éducation, sa classe sociale, dont elle est le produit parfait, l’empêchent d’accéder au statut de personnage romanesque que Martin incarne si bien. La bourgeoisie est décrite par Jack London comme l’immeuble dans Pot-Bouille : richement orné à l’extérieur mais dont les plâtres s’effritent à l’intérieur et Martin, qui rapidement dépasse intellectuellement les autres personnages, n’est pas sans le remarquer, avec un mélange de colère et de déception qui va s’accentuant au fil du roman et le conduit inexorablement à sa fin.

L’hypocrisie tragique d’une Amérique de classes sociales

Le roman s’ouvre par l’entrée de Martin dans le monde de la bourgeoisie et plus précisément dans le salon de la famille Morse. D’abord mal à l’aise, sa confiance grandit à mesure que son esprit se développe et, après des « progrès » de singe savant encouragés par Ruth, il s’élève bien au-dessus de ce salon où l’on ne fait que recracher ce que l’on a appris par coeur à l’école. Martin est l’élève du Maître ignorant : c’est tout seul qu’il s’éduque, avec un acharnement qui confine à la maladie, grâce à une force d’esprit qui égale la force de ses bras. Il est assoiffé de savoir et de beauté, choses dont il été privé par sa naissance. Mais l’on sait bien que plus Martin s’élève et plus il tombera de haut, car si son génie littéraire est grand, il est embourbé dans sa condition. Le travail, nécessaire pour subsister, l’abrutit et l’éloigne de son ambition. Martin reste étroitement lié à un déterminisme social qui fait figure de fatum. Dans l’Amérique décrite par London, l’élévation de classe est possible mais à quel prix ? La prostitution littéraire de Martin n’est qu’une solution temporaire. L’ascension sociale nécessite l’abandon de la Littérature, sacrifice suprême que le jeune homme ne peut accepter.

Ce n’est pas une histoire d’amour que nous livre Jack London mais une histoire de classes sociales. C’est là que réside le tragique, dans cette réalité que l’auteur narre avec une perspicacité glaçante. Martin est le type du personnage romanesque : exalté, enflammé, enfiévré, se privant de nourriture et de sommeil pour lire et écrire, subsistant d’amour et de Littérature, porté par la quête de la beauté pure. Mais comme l’horizon, le but de Martin s’éloigne à mesure qu’il avance vers lui car sa pauvreté finit toujours par le ramener à une matérialité qui lui fait horreur mais dont il ne peut se défaire, aussi sûrement qu’un élastique qui revient en claquant. Il est le poète-scorpion encerclé par les flammes. Martin, s’il ne s’était pas intéressé à la Littérature, n’aurait pas vécu heureux mais il aurait vécu, ou du moins il aurait survécu. Mais le jeune poète est impuissant face à l’implacable capitalisme, dont la logique le poursuit jusque dans la gloire et qui se fait de plus en présent, à travers les calculs de Martin, au fil du roman.

« Ce n’est pas dans le succès d’une oeuvre qu’on trouve sa joie, mais dans le fait d’écrire (…) La beauté vous hante. Elle est en vous comme une douleur qui ronge, comme une plaie qui ne veut pas guérir, comme une lame de flamme. Et vous voulez la monnayer ? » C’est bien ce qu’annonce l’oracle Brissenden, poète comme Martin mais à un stade plus avancé de la maladie, qui pourtant parvient à retarder sa propre fin en écrivant seulement pour lui. Car ce sont les autres qui pèsent comme des poids aux chevilles de Martin et l’entraînent vers le fond. Individualiste, Martin ? C’est peut-être sa grande méprise.

« Et Martin, lentement - mais sûrement - perdait la bataille. »

Est-ce l’amour qui tue Martin ? Brissenden souligne qu’il est dommage que le jeune homme écrive pour une femme. La fin aurait-elle été plus heureuse si sa fiancée avait été pauvre ? Probablement pas. Car tant la bourgeoisie que le prolétariat s’intéressent à la matérialité de la vie, ce qui fait de Martin Eden un nageur entre deux eaux. Finalement, c’est l’Amérique dans son ensemble qui rejette le poète au profit du confort matériel et de la tranquillité spirituelle. Les pauvres rêvent d’une demeure confortable et les bourgeois d’une vie sans vagues, dans laquelle l’absence de réflexion profonde apparaît comme une baie où se réfugier, que Martin l’agitateur menace. Il fait figure de marginal, et le monde entier semble se dresser contre lui.

Ce n’est pas par peur de la vie que Martin se suicide mais par dégoût. C’est de trop savoir que meurt Martin Eden. « Quelque chose en moi s’est éteint. Je n’ai jamais eu peur de la vie, mais je n’aurais jamais cru pouvoir être blasé de la vie », dit-il. Son rêve de devenir écrivain est réalisé mais derrière, le prix à payer est trop élevé. Puisqu’il n’est plus porté par ses rêves, Martin se laisse couler.

Martin, parfait personnage romanesque, évolue dans un univers à la fois trop grand pour lui et trop petit pour ses opinions. Il est attachant et l’on est scandalisé par cette société cruelle. Pour le sauver on en vient même à souhaiter, puisqu’il n’arrive pas à vivre de sa plume, à ce qu’il abandonne la Littérature le temps de se construire une vie avec la femme qu’il aime, signe que les idées bourgeoises qui torturent Martin sont bien implantées dans notre esprit. Lorsqu’enfin il atteint la gloire et la richesse, c’est « Trop tard ! »

« Là-haut, personne ne tenait à Martin Eden pour lui-même, en bas il ne pouvait plus supporter ceux qui l’avaient accepté autrefois. »

C’est pour le lecteur que la mort de Martin est terrible. Heureux de mourir, il saute dans l’eau avec entrain, se délecte du clapotis des vagues, puis s’enfonce. Il doit pourtant rassembler toute sa volonté pour étouffer l’instinct de conservation qui surgit dans le dernier moment (je me permets de souligner que ce passage, comme toute la dernière partie du récit, me semble totalement raté dans le film). Peut-être Jack London a-t-il dû lui aussi s’obliger à faire mourir Martin Eden… Mais Martin plonge et il nous faut bien accepter que c’est la seule fin possible. L’impulsion de la mort lui vient à la lecture d’un poème de Swinburne, poète qui avait déclenché en lui le désir de la vie d’écrivain et le retour de Swinburne à la fin du roman rappelle les temps plus simples où Martin Eden n’était qu’un marin amoureux de la mer et des romans. La phrase la plus connue du roman, « Et au moment-même où il le sut, il cessa de le savoir » annihile tout lien avec le roman initiatique. Elle a des vertus apaisantes : enfin, Martin est libéré de ce savoir qui l’étouffe comme l’étouffait le col amidoné de sa chemise.

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