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Réactions à chaux

En juillet dernier un débat éclatait sur la toile à propos de la rénovation de la tour d'Albu, jugée hideuse. Ce débat révèle pour moi plusieurs choses intéressantes. Explication.

En juillet dernier un débat éclatait sur la toile. Le sujet : la rénovation de la tour d’Albu. Le pourquoi : une rénovation jugée hideuse. Le point de départ : un tweet (comme d’hab), relayé et largement commenté sur Twitter et sur Facebook. Le résultat : la justification et la défense de la rénovation par la CdC. Ce sujet, qui semble un détail, et que j’ai vu passer depuis plusieurs fois sur les réseaux sociaux, révèle pour moi plusieurs éléments importants. Explication.

Un peu de contexte … Les tours littorales : qu’es-ce que c’est, quand c’est, pour quoi c’est ?

La Corse compte 85 tours dites « littorales ». « Littorales » et non « génoises » est le terme privilégié par la Collectivité de Corse car si les tours ont bien été bâties à l’époque où la Corse était génoise (XIIIe/XVIIIe siècles) et sur un modèle génois, ce fut par les Corses, et parfois à leur demande. Environ 1/3 des tours se trouve dans le Cap. On en trouve également, dans une moindre mesure, sur d’autres côtes méditerranéennes (Elbe, Capraïa, Tabarka …).

A l’époque, poussés par la malaria, les Corses ont abandonné le littoral et les plaines côtières pourtant fertiles mais infestées de moustiques porteurs de la maladie au début du XVIe siècle au profit des régions de moyennes altitude. C’est dans ce contexte que Gênes, pour qui la Corse est un grenier à grain, décide, à partir du XVIe siècle, de mettre en place une politique de mise en valeur agricole de la Corse : sur le littoral, les installations humaines au départ temporaires se pérennisent progressivement. Sauf que ce n’est pas tout de cultiver les plaines, il faut maintenant les défendre, car elles sont faciles d’accès pour les pilleurs.

En effet, à l’époque, la Méditerranée est quadrillée par les pirates. En fait, depuis le VIe siècle, les côtes méditerranéenne sont l’objet de razzias des Vandales et de peuples d’Afrique du Nord. La Corse, de plus, fait régulièrement l’objet de razzias : les villages sont pillés, les femmes violées, les hommes tués ou réduits en esclavage … Des milliers de Corses sont ainsi menés en esclavage en Afrique du Nord. Le commerce est également touché : les navires transportant les marchandises sont régulièrement attaqués et pillés. D’autres secteurs sont également affectés par ce véritable fléau, notamment celui de la pêche (la pêche « traditionnelle » et celle du corail) dont l’activité est rendue très difficile par les attaques incessantes des pirates barbaresques.

Gênes voit d’un très mauvais oeil ces barbares qui pillent les réserves, terrifient la population, et mettent en péril la domination de la Cité sur la Méditerranée. Les Génois décident alors, à partir du milieu du 16e siècle, d’instaurer une politique de construction de tours littorales. Ces édifices fortifiés, construits en nombre suffisant, constitueraient une véritable ceinture qui protègerait l’ensemble du littoral corse. Les tours sont construites aux frais (et souvent à la demande) des communautés ou pieve. La Sérénissime se réserve cependant le contrôle de toutes les phases de construction, depuis l’autorisation jusqu’à l’adjudication des tours. 

Les tours sont cylindriques la plupart du temps, parfois carrées (ce qui est le cas des tours pisanes, plus anciennes), en pierre, et toujours sur le même modèle. Hautes de 12 à 17 mètres, d’un diamètre de 8 à 10 mètres, elles comptent toujours 4 niveaux : la réserve (au sous-sol) où l’on stockait les vivres et les munitions (l’eau, elle, était conservée dans une citerne sur le toit), la salle de repos (au 1er étage) qui était un espace de vie pour les torregiani, la salle de garde (au 2e étage) qui était percée de meurtrières permettant aux torregiani de surveiller les alentours, et le toit-terrasse entouré de créneaux percés de mâchicoulis ou munis de bretèches. Pour passer d’un niveau à l’autre, on empruntait des échelles et des trappes. L’espace était assez contrait. Elles sont habitées par 6 torregiani recrutés parmi les habitants et payés par les taxes locales. Elles exercent, en plus de leur rôle défensif, un rôle douanier pour le commerce maritime.

Au cours du XVIe siècle, plus de quatre-vingt dix tours sont ainsi édifiées. Au début du XVIIe siècle, plus d’une centaine de tours littorales entourent l’île.

Mais ces tours ne cesseront de poser problème à Gênes, d’une part à cause de leur éparpillement qui en fait des cibles privilégiées, mais aussi de leur entretien, et parce que la Sérénissime doit régulièrement intervenir dans des querelles diverses (conflits financiers, demande de fournitures et d’armes …). A partir de la fin du XVIIe siècle, le nombre de tours entretenues diminue. En 1755, il n’en reste que 22, dont certaines occupées par des troupes françaises. Si bien que Paoli ordonne même la construction d’une tour pour surveiller le golfe de Saint Florent.

Fun fact : Impressionné par le système défensif constitué par les tours génoises et notamment celle de Mortella dans le golfe de Saint-Florent, l’amiral Nelson en fait relever les plans. Craignant un débarquement de troupes napoléoniennes, l’Empire britannique construit des copies améliorées. Ces tours sont connues en Angleterre sous le nom de tours Martello (déformation de « Mortella ») et exportées dans les colonies de l’empire britannique.

Les tours littorales et le rôle de la Collectivité de Corse

Ces tours sont des états de conservation divers. Une grande partie des tours est à l’abandon, bien que nombre d’entre elles soient inscrites ou classées au titre des Monuments historiques.

Après la loi de janvier 2002 et le transfert de compétences de l’État à la région, la CdC a récupéré, parmi d’autres monuments historiques, neuf tours littorales. Il y en a une vingtaine au total aujourd’hui, dont la restauration se fait petit à petit.

Une fois la restauration faite, il s’agit de mettre en valeur les tours. Le but de la valorisation est double : patrimonial (puisque les tours littorales constituent un élément important du patrimoine corse pour les habitants) et touristique (il s’agit de faciliter l’accès, de créer une scénographie, de les mettre en réseau avec les chemins de randonnées, etc).

La rénovation de la tour d’Albu : comment et pourquoi ?

Chaque tour étant originale, par son état de conservation et par sa situation (sur un rocher, dans un village …) notamment, la politique de mise en valeur de la Collectivité s’appuie à la fois sur un schéma global et sur un cas par cas.

Ainsi, toutes les tours ne seront pas rénovées et mises en valeur de la même manière.

La Tour d’Albu avant et après rénovation

Pour la tour d’Albu, la rénovation s’est faite selon l’avis de spécialistes en la matière. Comme celle-ci était très abîmée (rappelons que les pierres de la façade étaient retenues par un filet), il a été décidé de la recouvrir d’une chaux recréée à partir de documents de l’époque.

Alors certes, cela fait drôle de la voir comme ça. Mais si vraiment son nouvel ancien aspect vous hérisse le poil dites-vous que c’est une question d’habitude (astuce : fixez-la un peu chaque jour jusqu’à la trouver jolie, ou du moins, neutre) et que de toute façon, la chaux va se patiner avec le temps, gommant ainsi l’effet « carton-pâte » dénoncé par certains.

Ce que le débat révèle

Pour moi, les réactions vives et négatives étalées sur la toile révèlent plusieurs choses.

Tout d’abord, et c’est positif, cela révèle un attachement, au moins minimal, des Corses au patrimoine bâti.

Ensuite, cette rénovation soulève les enjeux permanents de la mise en valeur du patrimoine et pose question : le critère de beauté est-il essentiel dans la restauration d’une tour génoise ? Vaut-il mieux une tour en ruine qui véhicule l’image pittoresque d’une Corse mériméenne ou une tour toute rénovée mais qui semble effectivement moins romanesque ? Ne vaut-il pas mieux sacrifier l’esthétique (qui est toujours subjectif rappelons-le) pour sauvegarder notre patrimoine de la ruine ? Car si à l’origine les tours étaient enduites, c’est évidemment parce-que la considération esthétique n’était alors pas la priorité (sinon les tours auraient été ornées de moulures, de dorures, de vitraux ou de gargouilles) mais surtout parce-que l’enduit les protège du délabrement (surtout que les tours sont des bâtiments particulièrement soumis aux aléas climatiques). Pour moi, les réactions négatives suscitées par cet enduit sont en grande partie dûes à l’idée que les gens se font de la Corse. Depuis le XIXe siècle et les auteurs romantiques, qui trouvent des satues-menhirs servant de clôture à des champs et des femmes tout en noir dans les villages ravagés par la vindetta (mais pas que), et se plaisent à peindre la Corse comme une terre sauvage, nature plutôt que culture, peuplée d’habitants qui montrent plus de crocs que leurs chiens et de ruines qui se font portes vers l’imaginaire. Ils sont les premiers depuis longtemps à décrire la Corse, à la visiter, à la vanter … quitte à grossir les traits. Ils créent une image de la Corse certes fondée sur la réalité mais largement exagérée qui s’ancre dans l’imaginaire collectif. Les tours en ruine, dominant depuis un rocher des touffes denses de maquis tombant dans des flots d’un bleu profond, sur fond de ciel azur, tandis-que le soleil darde sur la pierre des rayons déterminés et qu’un milan passe en planant doucement … deviennent symbole de la Corse, cette terre où des bergers revêches font encore le formage dans des cahutes perdues dans la montagne, où les bandits ont de l’honneur et sèment les gendarmes dans la machja, où les femmes, vêtues de noir, se dérobent aux avances des gentilhommes étrangers, où les muletiers font boire leur monture dans une antique fontaine aux portes d’Ajaccio … Cette Corse de roman, c’est une Corse en souffrance, qui a connu bien des invasions, bien des guerres, bien des faims; dont les jeunes s’exilent depuis Marseille jusqu’en Amérique pour faire des études ou trouver du travail; une Corse de fin de siècle, balancée bientôt dans la mondialisation, sans y avoir été préparée. Est-ce cela que nous voulons ? Des monuments en ruine faute d’entretien, des villages désertés à cause de l’indivision, des jeunes qui, s’ils ne veulent être bergers ou muletiers, sont obligés de partir ? Laissons la Corse de Mérimée à Mérimée. Sans l’oublier. Mais sans essayer de la ramener. Elle est bien là où elle est, sur les photos et dans les romans. Ce débat pose la question du sens de la rénovation et de la valorisation, qui fait toujours débat. Pour qui, pourquoi faut-il rénover et mettre en valeur, et donc comment ?

Enfin, ce débat pose la question de l’avis de la population et d’Internet. En Corse, les débats semblent parfois d’ampleur car sur la toile ils s’enflamment vite et que les choses tournent vite au personnel. En vérité, les débats sont souvent assez confidentiels … Comme il me semble que c’est le cas ici. Mais une question toutefois : faut-il faire un sondage en amont de chaque projet ou partir du principe que l’on fait confiance aux professionnels, élus ou non ?

Unsolicited Opinion

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