Paul Cézanne, Pyramide de crânes, ca 1900 (source : Wikipédia)

Sous la pierre – Partie 3

3e et dernière partie de mon feuilleton fantastique ! Bonne lecture !

Le bruit se répandit alors comme une trainée de poudre qu’une bête atroce, semblable aux monstres mythologiques et aussi abominable que Cerbère, gardien des Enfers, hantait le petit cimetière d’Ajaccio, ne sortant de son abri qu’à la nuit venue pour se nourrir des os des défunts. Bien-sûr cette nouvelle qui choqua et terrifia la population en laissa quelques-uns sceptiques. Aussi décida-t-on d’envoyer une patrouille pour rapporter la preuve de l’existence de la bête et, si possible, l’éliminer.

Six hommes furent choisis parmi les plus braves et les plus expérimentés des chasseurs et mazzeri de l’île et l’on plaça à leur tête l’homme qui était sans doute le plus capable de venir à bout de la bête : Petru Mariacci, originaire de la vallée de la Gravona. Chasseur émérite, intelligent, il avait traqué, disait-on, les bêtes les plus sauvages (et les plus mystérieuses) de l’île et était très bien instruit en matière de mythologie. Son père étant mazzeru, il avait tout naturellement hérité ce don et avait baigné depuis sa plus tendre enfance dans un univers où se mêlaient croyances païennes et bibliques, ainsi que magie blanche et noire. Il n’était encore qu’un jeune homme mais ses talents lui avaient fait gagner le respect de tous. Son visage fin et halé, ses pommettes hautes, son nez busqué et surtout le gris perle de ses yeux lui donnaient un air fier et assuré. Ses cheveux noirs dépassaient de sa baretta misgia à la visière cassée. Il portait en bandoulière un fusil et des cartouchières garnies. A sa ceinture pendait un stilettu à la lame longue et effilée, rangé dans un fourreau de cuir fauve. Ses compagnons étaient équipés de la même manière. 

Les chasseurs se retrouvèrent devant le cimetière à neuf heures, tandis que le manteau de la nuit s’assombrissait. Une lampe éclairait les grilles d’une lueur tremblotante et on ne pouvait distinguer l’expression de leurs visages. 

Plus tôt dans la soirée, Petru avait dû écarter le petit Andria, qui s’était caché dans les buissons pour les suivre à pied, étant trop grand pour se cacher dans les sacoches des mulets qui transportaient les chasseurs. 

« Va-t-en, petit, avait dit Petru, tu ne peux pas venir avec nous. Rentre donc chez toi et laisse-nous régler ça. »

Andria avait dû capituler et était parti, la tête basse, en direction de la citadelle. 

Tandis que neuf heures sonnaient en ville, le gardien déverrouilla les grilles et ouvrit, dans un grincement lugubre, pour laisser passer les chasseurs. 

Ils pénétrèrent alors dans le cimetière, que le gardien prit soin de refermer derrière eux. La lune, pâle comme la mort, formait un croissant laiteux dans le ciel, éclairant tout d’une lueur spectrale. Il n’y avait pas un souffle de vent, aucun bruit hormis celui des oiseaux nocturnes pour troubler le calme de la nécropole. Ils se postèrent aux alentours de la tombe, cachés derrière d’autres tombes ou tombeaux, leurs armes à la main, sans faire le moindre bruit, et attendirent. Une heure passa, puis une autre sans que rien ne trouble la la fraiche quiétude de la nuit. Les chasseurs commençaient à relâcher leur vigilance et à somnoler.

« State sveglii ! Lança Petru. Elle devra nous trouver sur nos gardes quand elle sortira ! »

Alors les chasseurs, s’étirant, se remirent en position, et attendirent. Encore une heure passa. Puis, tandis que minuit sonnait, un bruit, comme un craquement se fit entendre en provenance de la tombe. Alors, sous le regard médusé des chasseurs, la tombe s’ouvrit avec un bruit de tonnerre et deux pattes griffues en sortirent, lentement suivies du reste du corps. La bête se tint debout sur ses pattes de derrière, sa queue remuant lentement tandis qu’elle humait l’air. Elle avait quelque-chose d’un loup dans la forme de la tête et les pattes arrières. Les pattes avant, elles, bien qu’immenses et munies de griffes, comportaient quatre doigts articulés. Son corps était entièrement recouvert d’une fourrure rase et fauve mêlée de noir. Elle rejeta la tête en arrière, hurlant à la lune, et ses babines se retroussèrent sur des crocs énormes et jaunes. Un filet de salive coula sur sa fourrure. 

D’un seul bond, elle bondit sur une tombe proche, qui se rompit sous le choc, et s’engouffra entre deux tombeaux, à une vitesse impressionnante. 

La scène n’avait duré que quelques instants et nos chasseurs, statufiés, n’avaient pas même levé leurs armes. Ils échangèrent un regard terrifié et se signèrent rapidement.

« Allez, c’est l’heure. Annonça Petru. »

Les autres hochèrent la tête et, sur un signe du chef, se faufilèrent à la suite de la bête. Ils la virent bientôt, dans un tombeau familial dont elle avait défoncé la porte. Elle leur tournait le dos, sa queue traçant un sillon dans la poussière tombée des murs. Petru, dont l’intention était de l’avoir par surprise, fit signe aux autres de le suivre et avança prudemment de quelques pas. Mais la bête, alors, se retourna. Elle tenait dans ses pattes avant et dans sa gueule, des os d’où pendaient des lambeaux de chair séchée, et semblait se délecter de ce festin. En voyant les sept hommes qui lui faisaient face, leurs fusils levés, ses yeux jaunes s’arrondirent de stupeur, elle lâcha son butin et poussa un grognement à faire trembler le sol, les aspergeant de bave. Les chasseurs, sans attendre, firent feu sur le monstre, qui se protégea de ses pattes avant, rentrant la tête dans les épaules. Mais les balles ne purent s’enfoncer profondément dans la chair de la bête et celle-ci, galvanisée par la colère, bondit sur eux en rugissant et arracha la tête d’un homme d’un coup de patte. Puis, en saisissant un deuxième entre ses pattes monstrueuses, lui brisa la colonne vertébrale avec un craquement sec. Aussitôt, un des hommes qui se trouvait près de Petru, enjambant le cadavre de son compagnon, bondit sur le monstre, qui l’envoya s’écraser contre un mur d’un revers de patte. 

Petru, ne voyant aucun moyen de se replier, fit signe à ses compagnons de ne pas bouger et contourna la bête pour sauter sur son dos. Là, sortant son stilettu dont la lame étincela sous la lune, il le planta dans l’œil de la bête, faisant jaillir un flot de sang. La bête, folle de douleur et aveuglée par son propre sang, se secoua en tous sens, tentant de faire face à son ennemi. Mais celui-ci, retirant la lame du stilettu, la planta dans l’autre œil du monstre, qui s’agita de plus belle et envoya le jeune homme rouler sur le sol. Le mazzeru se protégea de ses bras pour éviter un choc qui l’aurait certainement tué sur le coup et se releva, brandissant son arme. La bête, rugissant, aveugle et bouillonnante de rage, déstabilisée, envoya un coup de patte au hasard, assommant Petru. Le jeune homme s’effondra sur le sol, inconscient, et son stilettu glissa de sa main. Lorsqu’il reprit connaissance, quelques instants plus tard, il baignait dans une flaque de sang et ses compagnons blessés luttaient contre la bête. Il se releva, vacilla sur ses jambes et s’appuya sur son fusil le temps de retrouver son équilibre. Il avait l’impression que sa tête pesait une tonne et l’air vibrait à ses oreilles. Il se sentit poisseux de sang. La bête elle aussi était blessée et boitait désormais. Les chasseurs attaquaient sans relâche, mais ils étaient à bout de force. 

Petru alors, prenant appui sur la jambe qui lui semblait la moins faible, chargea son fusil d’une balle de belladone et de poudre d’argent, épaula et, tandis que la bête, dans le feu de la bataille, tournait son torse vers lui, tira. La balle traversa la peau plus tendre du torse, s’enfonçant dans la chair. La bête rugit de douleur, et porta un coup maladroit à l’un des compagnons de Petru qui tomba assommé sur le sol. Enfin, dans un dernier râle, elle s’abattit à son tour, faisant trembler le sol et les tombeaux. 

Petru, épuisé, se laissa tomber sur le sol. 

***

Le cimetière était calme et paisible. Le soleil brillait haut dans le ciel et la mer se parait de reflets. On pouvait entendre le bruit des vagues qui se brisaient sur la plage avec un tempo régulier. L’air sentait bon le sel, le maquis et les fleurs. Les petites bâtisses, dans les rayons du soleil qui coulaient comme du miel, avaient perdu ces allures si inquiétantes qu’elles prenaient dans la nuit. 

On aurait presque pu oublier, comme on oublie un songe, les évènements de la semaine passée ; les tombes abimées avaient été restaurées, les allées nettoyées. Seule la tombe brisée, que l’on avait laissée telle quelle, rappelait les cauchemars qui avaient hanté le cimetière. 

Après l’enterrement des trois chasseurs et une fois les proches endeuillés partis, Andria et le curé Giorgiaggi avaient repris, comme à l’accoutumée, leurs promenades dans les allées baignées de soleil. 

Cela avait été un bel enterrement, très solennel. Les sept chasseurs n’avaient pas reçu de récompense officielle mais ils resteraient désormais dans la mémoire commune, des héros. 

Petru était rentré chez lui, dans la Gravona, comme les trois autres chasseurs étaient rentrés dans leurs villages respectifs. 

Andria, qui avait été déçu de ne pouvoir participer à la bataille, avait fait du mazzeru son héros et il avait comme projet, plus tard, d’écrire un conte retraçant l’aventure qu’ils venaient de vivre.

« Eh bien, soupira le curé, il semblerait que tout soit rentré dans l’ordre. »

Andria hocha joyeusement la tête. Il leva le nez et respira à pleins poumons l’air marin. Les narines emplies de l’odeur salée du bord de mer, il courut jusqu’aux grilles rejoindre le curé qui l’attendait pour partir.

La grille se referma dans un grincement.

C’est tout pour ce feuilleton ! A bientôt pour un nouveau récit !

Unsolicited Opinion

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