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Violence légitime, violences policières et question de l’exemple : du légal et du légitime en période de crise

Alors que la France est toujours en état d'urgence sanitaire et que la loi sécurité globale vient d'être examinée par le Sénat, petit briefing sur la notion de violence légitime et ses enjeux ...

* Toutes les références sont à retrouver en bas de page

La violence légitime : qu’est-ce que c’est ?

Roy Lichtenstein, Hey you, 1973
Source : https://arthur.io/art/roy-lichtenstein/hey-you

Dans Le savant et le Politique (1917-1919) Max Weber (1864-1920) établit le concept de violence légitime et précise que c’est l’Etat qui en possède le monopole. Ainsi donc, l’Etat a le droit d’user de violence mais les citoyens non, sauf exception où le droit d’user de la force physique, dans une certaine mesure, leur est octroyé par le gouvernement. C’est le cas de l’armée ou de la police notamment. Les citoyens acceptent cette règle pour leur propre conservation (ils sont ainsi protégés de la guerre de chacun contre chacun). C’est pour cela que l’usage de la force physique est absolument prohibé et puni (le meurtre, l’agression, sont ainsi punis par la loi). A noter que le concept de violence légitime est, chez Weber, un élément d’identification de l’Etat, et non une justification.

Pourtant, les citoyens font parfois exception à ce principe. En Corse par exemple, la vindetta (que l’on retrouve dans d’autres sociétés méditerranéennes) a perduré jusqu’à la fin du XIXe siècle, malgré la tentative de Pasquale Paoli d’y mettre fin déjà au XVIIIe siècle.

Source : www.corsicamea.fr

La loi sécurité globale : quel est le problème ?

En 2020, Gérald Darmanin cite Weber pour justifier les violences policières durant les manifestations.

La référence à Weber revient souvent dans les débats sur les violences policières. Une référence qui a du sens quand on sait que la France a déjà été pointée du doigt par Amnesty International (en 2010 notamment) sur ce sujet et alors que les vidéos et témoignages de manifestant.e.s molesté.e.s par les forces de l’ordre fleurissent. Tout l’enjeu des violences policières se trouve dans l’équilibre : ces violences paraissent, aux yeux de nombreux commentateurs, disproportionnées, injustifiées. Il y aurait un déséquilibre. Car si l’on admet volontiers qu’il est bon que l’Etat détienne le monopole de la violence pour éviter une guerre de chacun contre chacun, on admet moins d’en faire les frais, et notamment lorsqu’on estime n’avoir rien (ou peu) à se reprocher.

Des manifestants à la manifestation parisienne contre le projet de loi — ISA HARSIN/SIPA
Source : 20 minutes, « Loi « sécurité globale » : Oui, des policiers en civil ont bien été filmés à la fin de la manifestation parisienne », Alexis Orsini, 01/12/2020

Plus récemment, la proposition de loi sécurité globale (adoptée par l’Assemblée nationale et examinée par le Sénat ce 16 mars, qui a autorisé l’élargissement du champ d’intervention des policiers municipaux pour expérimentation pour une durée de 3 à 5 ans) a relancé le débat . Mais ce qui fait débat, alors que les manifestations des gilets jaunes sont encore fraîches dans nos souvenirs et que la France est toujours en état d’urgence sanitaire (normalement limité à un mois mais pouvant être prolongé par une loi), c’est notamment ce que contient ce projet de loi sur les images des policiers. En effet, l’article 24 dispose que la diffusion d’images permettant l’identification d’un policier ou d’un gendarme en intervention ayant pour but de « porter atteinte à son intégrité physique ou psychique » pourra être punie d’un an de prison et d’une amende de 45000 euros. Cette mesure vise essentiellement à empêcher la diffusion d’images sur les réseaux sociaux, puisque ces images pourront tout de même être transmises aux autorités administratives et judiciaires. Le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin a plaidé pour un durcissement sur ce point, arguant qu’il est nécessaire de flouter les visages des représentants des forces de l’ordre avant diffusion. Cet article est fortement décrié, au regard de la liberté de la presse selon les syndicats (la France a d’ailleurs été pointée du doigt sur ce sujet fort récemment) et au motif que cela pourrait tout simplement aider à cacher les violences policières. Un projet de loi que beaucoup estiment un acte de censure et une négation de droits fondamentaux, qui se situe donc beaucoup plus du côté du gouvernement et de la majorité en place que des citoyens.

Cet article a fait l’objet d’un amendement le 19 novembre dernier visant à mettre en évidence que le délit prévu par la loi ne portait pas atteinte au droit d’informer mais visait à punir une intention « manifeste » de porter atteinte aux représentants des forces de l’ordre. Hors, l’intention manifeste est évidemment sujette à interprétation (Eric Dupont-Moretti avait d’ailleurs souligné le 22 novembre dernier sur BFMTV qu’en droit français on ne peut poursuivre quelqu’un pour une intention mais seulement pour un acte ou un fait). Le 3 décembre dernier, des experts de l’ONU ont jugé la loi sécurité globale incompatible avec le droit international des droits de l’Homme et souligné qu’il était nécessaire de la réviser en profondeur, et pas seulement de réécrire l’article 24. Ils ont notamment souligné que les images captées par le public des violences policières constituent une garantie de l’Etat de droit.

La proposition de loi doit encore être examinée par le Conseil Constitutionnel et fait encore l’objet, comme depuis le mois de novembre, de vives protestations et de manifestations, qui connaissent leur lot de casseurs mais aussi de violences policières.

La question de la juste riposte

Pour justifier la violence des policiers, on a souvent entendu l’argument des casseurs et d’une juste riposte face à la violence des manifestants. Hors, ces deux arguments ne valent pas grand-chose à mon sens.

Des policiers posent au milieu des fleurs au Texas
Source : Grapevine Police (Twitter)

Tout d’abord, pour ce qui est des casseurs, soulignons que s’ils existent effectivement et interviennent souvent en marge de manifestations, ils constituent une minorité (qui peut certes grossir au fil de la manifestation), et ne sont pas forcément des manifestants mais des personnes venues avec l’intention de créer des dégâts.

Ensuite, pour ce qui est de l’argument de la riposte des forces de l’ordre face à des manifestants agressifs, j’aimerais amener deux éléments de contestation. Tout d’abord, il me semble que lorsqu’on est policier ou gendarme on est préparé à se faire agresser dans l’exercice de ses fonctions, que ce soit par des criminels ou par des manifestants. C’est d’ailleurs pour cela que les représentants des forces de l’ordre sont à la fois entraînés physiquement, moralement (même s’il y a certainement du travail à fournir là-dessus) et armés. Bien entendu, je conçois que le contexte (se trouver face à une foule nombreuse qui peut être hostile et qui a certainement peu d’amitié pour la police) peut être stressant et occasionner des réactions disproportionnées sous le coup de l’émotion. Oui, des deux côtés, on peut vite s’enflammer et devenir violent. Mais n’est-ce pas ce que l’on attend des forces de l’ordre de de demeurer maîtresses d’elles-mêmes, face à des manifestants qui d’une part n’ont pas reçu de formation dans le domaine et d’autre part sont, bien que cela soit malheureux et relativement incompréhensible pour moi, portés par l’effet de foule ?

Ensuite, et pour en revenir à l’idée de riposte, il me semble que l’enjeu se trouve dans l’équilibre. En effet, même si un plus ou moins grand nombre de manifestants devient violent, les policiers, nombreux, formés, armés et protégés (gilets pare-balles, boucliers …), ne devrait-ils pas réfréner leurs ardeurs avec la conscience qu’ils ont l’avantage à la fois physique et légitime sur les manifestants ? Ce qui pose problème dans le cadre des violences policières, c’est bien cela : des violences disproportionnées, qui semblent d’une part injustifiées et d’autre part exagérées au regard de l’acte commis par le manifestant molesté.

Le 22 février dernier, une vingtaine de jeunes gens s’est engouffrée dans les locaux de la Préfecture à Ajaccio. Montés dans le bureau du coordinateur de la sécurité, qui a décidé de parlementer avec eux, ils en ont profité pour déployer une banderole sur la façade du bâtiment pour demander le transfert dans une prison corse d’Alain Ferrandi et Pierre Alessandri, impliqués dans l’assassinat du Préfet Erignac, et fichés en tant que Détenus Particulièrement Surveillés, un statut qui les empêche notamment de bénéficier d’une libération pour bonne conduite et d’être rapprochés de leurs familles. Les jeunes gens affirment être entrés sans heurt, avoir discuté avec le chef de la sécurité, et avoir été molestés par les policiers avant d’avoir pu formuler leurs demandes. Certains ont été conduits à l’hôpital après des blessures à la tête infligées par les forces de l’ordre. Du côté de la Préfecture, on affirme que ces manifestants étaient violents et que des coups ont été échangés des deux côtés. Les vidéos et la confrontation des témoignages devraient permettre de faire la lumière sur cet évènement mais ce n’est pas là où je veux en venir.

Bien entendu, on peut trouver à redire à l’intervention de ces jeunes gens. Mais il me semble que frapper à la tête (et assez fort, au vu du nombre de points de sutures de certains) avec une matraque des jeunes gens désarmés, dont le nombre n’est pas préoccupant (ils n’étaient qu’une vingtaine et le commissariat jouxte la préfecture, ce qui permet, il me semble, un renfort rapide en cas de besoin), qui sont sortis libres (bien qu’avec une invitation à comparaître) ce qui signifie qu’ils ne représentent pas de danger immédiat, est totalement disproportionné.

Bien-sûr, le contexte joue : l’affaire de l’assassinat du Préfet Erignac a bouleversé la Corse. Après ce drame, beaucoup de corses ont manifesté pour s’opposer à ce genre d’actes, mais l’affaire demeure vive dans les esprits. Les commanditaires de l’assassinat ont été fermement punis. Très fermement d’ailleurs, puisqu’ils ont non seulement été condamnés à perpétuité mais fichés au même titre que des terroristes. Qu’en aurait-il été s’ils n’avaient pas assassiné un préfet mais un fonctionnaire lambda (un employé de mairie ou de banque) ?

L’enjeu de l’exemple

Ce qui pose problèmes à de nombreux corses dans cette affaire c’est la question de l’exemplarité. En février 2018, Emmanuel Macron était passé à côté de l’enjeu de la commémoration du Préfet Erignac. Attendu au tournant par les Corses qui venaient de réaffirmer la victoires des nationalistes à la tête de l’île, il n’avait pas tendu une main pacificatrice mais au contraire exacerbé des tensions existantes en donnant un discours aux accents moralisateurs et culpabilisants et en promettant, à la place d’un dialogue avec la nouvelle majorité en place, un renfort des effectifs policiers.

Bien entendu, la Corse est un cas particulier. Vraiment ? L’Etat français est centripète, organisé à partir de Paris. Les mouvements nationalistes sont centrifuges et la Corse est un élément perturbateur dans les rouages d’un Etat somme toute assez conservateur et surtout centralisé. Elle lui offre en fait souvent une bonne occasion d’asseoir son autorité en rappelant régulièrement que « la République est une et indivisible ».

Case de la bande-dessinée « La faute du midi », Jean-Yves Le Naour, 2015
Source : http://yspaddaden.com/2015/01/26/la-faute-au-midi-de-le-naour-et-dan/

L’exemple, et la Corse l’est souvent, est une technique martiale qui n’est pas nouvelle. Hors, lorsque les exemples se multiplient, ils deviennent la norme et on tombe alors dans un schéma dangereux.

Conclusion

Le terme « légitime » renvoie à ce qui est consacré par la loi. Mais aussi par ce qui semble fondé du point de vue de la raison ou de la morale. Si la théorie de Weber date du XXe siècle, les Etats n’ont pas attendu pour prendre le monopole de la violence, en user et même en abuser. Hors, dans une société où l’on a plus qu’avant les moyens de s’instruire, de s’informer et d’exercer notre raison, il faut s’attendre à ce que la contestation de ce qui est légitime se fasse jour. Car, comme nous l’enseigne la Philosophie (et notamment Rousseau), ce qui est légal n’est pas forcément légitime. Et c’est lorsque l’on note une dichotomie entre ce qui est autorisé par la loi et ce qui semble juste aux citoyens que l’on entre dans une crise politique.

Liens utiles

Sur la vindetta :

https://www.corsicamea.fr/coutumes/vendetta.htm

https://palneca.pagesperso-orange.fr/pages/vendetta.htm

Sur les violences policières en France, la loi sécurité globale et la liberté de la presse :

https://www.village-justice.com/articles/les-violences-policieres-france-cour-europeenne-des-droits-homme,35694.html

https://www.lemonde.fr/societe/article/2010/05/27/la-france-epinglee-par-amnesty-international-pour-les-violences-policieres_1363577_3224.html

https://www.lemonde.fr/police-justice/article/2020/11/17/quelles-sont-les-principales-mesures-de-la-loi-de-securite-globale-examinee-a-l-assemblee_6060063_1653578.html

https://www.leparisien.fr/politique/article-24-de-la-loi-de-securite-globale-reecrit-on-vous-explique-pourquoi-il-fait-polemique-30-11-2020-8411433.php

https://www.ohchr.org/FR/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=26560&LangID=F

https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2020/11/france-is-not-the-free-speech-champion-it-says-it-is/

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