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La Corse et le pinceau

De juillet à novembre 2021, le Musée de la Corse à Corte accueillera une exposition consacrée à Matisse qui a pour point de départ un tableau acquis par la Collectivité de Corse peint par l’artiste lors de son séjour sur l’île en 1898 intitulé « Le Scoud » (certainement la restranscription de Scudo), un séjour qui marqua un tournant dans sa carrière. Car c’est en Corse, dit-il, qu’il a trouvé la lumière et les couleurs qu’il cherchait et entamé la simplification des formes, se détachant complètement de l’académisme, progressivement de l’Impressionnisme alors mourant, et inaugurant bientôt le fauvisme. L’occasion pour moi de faire un petit tour des artistes qui ont eux aussi été inspirés par la Corse, entre le XIXe et le XXe siècle.

Henri Matisse, « Le Scoud », 1898
Henri Matisse, Coucher de soleil en Corse, 1898

La Corse, une île où l’on crée

Longtemps, la Corse a souffert de la pauvreté et les Corses se sont beaucoup expatriés. Pourtant, il ne faut pas croire que tous les talents se sont installés pour de bon sur le continent ou à l’étranger.

La Corse est-elle une terre de nature plutôt que de culture ? Ce point de vue, qui vit encore dans quelques comédies françaises et blagues un peu lourdes, n’est évidemment plus majoritaire aujourd’hui. En effet, même si la scène artistique corse est encore timide, les artistes insulaires existent bel et bien, qu’ils s’exportent sur le continent et à l’étranger ou qu’ils restent sur l’île.

Pour ce qui est du cinéma, la Corse n’est pas seulement terre d’accueil de tournages français ou étrangers, puisque des cinéastes insulaires y vivent et y travaillent, et sont reconnus non seulement en France mais à l’étranger (avec des réalisations corses comme les récemment primés I Comete de Pascal Tagnati et Un viaggio a Teulada d’Isla Prod). Mais je vous parlerai de ça plus en détails dans mon prochain article !

Pour la musique, la Corse n’est pas en manque d’artistes. En dehors des festivals qui accueillent tous les ans des musiciens d’un peu partout, la musique est sans doute l’art qui s’est le mieux développé en Corse, notamment avec le Riacquistu qui a fait de la musique un élément de réappropriation culturelle et de lutte aussi bien pour la survie de la langue que pour la protection de l’environnement. La musique dite « corse » (en langue corse) ne compte aujourd’hui plus seulement les chants traditionnels du Riacquistu puisque de nombreux artistes corses ont aussi chanté en corse des choses bien différentes (pour n’en citer que quelques-uns : Diana Salicetti, Michè Dominici, Lionel Giacomini, Doria Ousset, Pierre Gambini …). D’ailleurs, les chants corses ne sont pas une affaire de vieux nostalgiques des années 70 puisque les jeunes se plaisent à y mettre leur grain de sel (pour en citer quelques-uns : le groupe Suarina, Cuscenza …). Evidemment, les corses ne chantent pas qu’en corse. Des groupes cultes comme Canta u populu corsu ont très tôt chanté dans d’autres langues et cela continue, dans des genres différents avec des groupes comme les Casablanca Drivers par exemple. J’aimerais aussi souligner l’existence, en parallèle du mouvement du Riacquistu à la fin des années 70, d’une scène punk en Corse d’où ont émergé quelques morceaux (vous pourrez en retrouver certains dans le documentaire « Sale tête ce gamin » de Serge Bonavita, sorti en avant-première le mois dernier).

Les Arts plastiques ne sont pas non plus absents du paysage corse puisque des artistes locaux (Ange Leccia, Laetitia Carlotti, Delphine Ciavaldini …) résident et produisent en Corse. Il faut ici souligner l’existence des fabriche culturale, dispositif mis en place par la Collectivité de Corse, qui vise à faire de certains lieux éloignés des centres culturels comme Ajaccio et Bastia des espaces de création et de restitution au public (c’est le cas des fabriche Casell’Arte ou de Providenza par exemple). La fusion de la Collectivité en 2018 a également permis la mise en réseau des musées de l’île, facilitant des expositions transversales et de grande ampleur comme celle qui ouvrira en juillet au Musée de la Corse sur Matisse. Le Musée Fesch, musée des Beaux-Arts, qui présente une riche collection héritée du Cardinal Fesch et de plusieurs dons (dont des oeuvres de peintres corses) présente tous les ans des expositions temporaires de grande qualité.

Les arts du spectacle sont un peu moins visibles, pourtant ils se développent bel et bien, sous l’impulsion d’artistes corses (Alexandre Opeccini, François Orsoni, Charlotte Arrighi de Casanova …). Mais un manque d’infrastructures et la crise du Covid ne facilitent certainement pas les choses …

Voilà pour ce tour d’horizon rapide. Je ne veux pas m’attarder car le coeur de mon propos n’est pas de faire une analyse de la scène artistique corse (ça, c’est plutôt le sujet de mon mémoire) mais il me semble important d’en dire quelques mots avant de passer à la suite.

Les artistes inspirés par la Corse

Au XIXe siècle et au début du XXe siècle, en témoignent les photographies d’époque (à retrouver notamment sur la page Facebook « Ajaccio, une ville, une histoire »), la Corse est encore très rurale. Les troupeaux de chèvres passent sur le cours Napoléon, et Ajaccio, qui compte alors quelques très beaux bâtiments de style italien du XVIIIe et néo-classiques (XIXe), est encore une petite ville avec des rues pavées qui rappellent Naples et des places en terre battue. On a pas encore construit sur les marais et sur la mer, la montagne est encore le domaine des bergers et des bandits. Il n’y a pas d’aéroports et pas de bateaux de croisière. Pas de centre commercial à la sortie d’Ajaccio mais des champs et une fontaine de galets où s’arrêtent les muletiers. Pas d’université non plus. Beaucoup de Corses quittent l’île pour étudier (ainsi jusque dans les années 50 les peintres corses se forment en France et en Italie) ou travailler, certains font fortune et reviennent construire des « maisons d’américains ». En France et sur le reste du continent européen, le XIXe siècle est le siècle du Romantisme qui part d’Allemagne et explose en France et en Grande-Bretagne, d’une découpe arbitraire du territoire (à partir de 1814) selon ce qui arrange les grandes puissances d’alors (notamment l’Autriche et la Prusse) et des mouvements nationalistes, qu’ils soient étatiques (car les Etats-nations ont besoin de construire un roman national pour fédérer un peuple pas forcément content d’être là et parfois très hétérogène) ou régionaux (car certaines peuples sont loin d’être ravis de ce redécoupage). C’est aussi le siècle du tourisme, encouragé par les Etats qui voient dans le fait d’arpenter le pays un bon moyen de susciter le sentiment national, par les artistes en quête d’inspiration, et par les classes aisées en quête de soleil. Miss Campbell introduit le tourisme anglais en Corse. C’est d’elle que nous vient le Cyrnos Palace et des touristes anglais tout un tas de toponymes : le bois des Anglais, la cascade des Anglais, le quartier des étrangers …

Affiches promotionnelles anciennes, dont certaines sont à voir au Musée de la Corse

Les touristes, qui arrivent par bateau, sont en quête de soleil mais aussi et surtout de dépaysement. La nature sauvage électrise le sang. Les romanciers s’en donnent à coeur joie : Mérimée, qui est à la fois chargé d’inventorier (et de découvrir) le Patrimoine corse, et trouve sur l’île la matière pour un roman et des nouvelles, mais aussi Dumas, Flaubert, Balzac, Daudet, Maupassant, Conrad, puis Gide, Gary, Bazin … même Nietszche fantasme la Corse ! Saint-Exupéry, lui aussi, visite la Corse, mais par les airs (puisqu’il était basé à Borgo).

Les Romantiques d’art ou de coeur trouvent en Corse une terre qui, comparée à Paris, est sauvage, mystérieuse, voire dangereuse, presque impénétrable. En quelques heures (ou plutôt en quelques jours car on ne circule pas encore en Audi), on passe de la quiétude d’une villa rayée de jaune et vert posée au bord de l’eau devant le maquis et de places à l’italienne, à d’abruptes rochers sur lesquels trône une citadelle ou à des forêts denses de pins qui n’ont rien à envier aux paysages de l’Est.

André Strauss (1881-1965), « La Corse, Evisa », 1927
Paul Signac (1863-1935), « Paysage corse »

Jusqu’à la moitié du XXe siècle, de nombreux peintres français viennent visiter la Corse et exposent ensuite leurs oeuvres à Paris. Parmi eux Léger, Camoin, Utrillo, Valadon, Signac, Boucher, Strauss (pas le professeur), Herbin … pour ne citer que les plus connus. Mais aussi des artistes étrangers comme Whistler ou Klee. Ils puisent l’inspiration dans les scènes de vie portuaires, les paysages ou la lumière et les couleurs du Sud.

Matisse, qui visite la Corse en voyage de noces en 1898 déclarera : « C’est à Ajaccio que j’ai eu mon premier grand éblouissement. Quel virement pour moi, cette irradiation de la lumière sur la couleur. Cela a guidé tout le reste de ma vie, pour tout ce que j’ai pu peindre (…) En Corse j’ai senti croître en moi, une passion de la couleur … » Et en effet, sa visite en Corse semble marquer un tournant dans sa peinture. A Paris, où il a intégré tardivement (en 1895) les Beaux Arts dans l’atelier de Gustave Moreau, il reste assez académique, peint des natures mortes, et se place plutôt du côté des Impressionnistes pourtant déclinants. En effet à la fin du XIXe les impressionnistes (Monet, Manet, Renoir, Degas, Morisot …) ont fait place à de nouveaux courants (la dernière exposition du groupe date de 1886), notamment les néo-impressionnistes et les pointillistes mais aussi les symbolistes (dont Moreau, Puvis de Chavannes, Khnopff, Klimt, Munch ou encore Hodler), mais aussi les nabis qui ont érigé Gauguin en modèle. En Corse, Matisse simplifie les formes, la touche est au contraire du pointillisme, bien plus floue que dans les natures mortes qu’il peignait pour gagner sa vie à Paris, avec des coups de pinceaux larges et de la peinture étalée en bandes sur la toile. Il est frappé par la lumière changeante et élargit sa palette de couleurs (on trouve du vert, du bleu, du orangé, du rosé … alors que les peintures faites à Paris restent dans une palette brune) et on peut penser, à regarder certaines toiles, à Turner, qu’il a d’ailleurs découvert à Londres peu de temps avant et qui a également connu une évolution semblable (loin d’être le peintre des tempêtes, il a peint des vues de Venise exceptionnelles de douceur et de légèreté). Ce n’est pas encore le fauvisme dont il sera précurseur mais l’épisode corse marque clairement un moment de découverte pour le peintre. La peinture parle d’un sentiment créé par le paysage.

Loin du Paris créatif mais bruyant et d’une société qui s’industrialise de plus en plus, les artistes trouvent en Corse une nature aussi bien qu’une culture romanesques, exotiques et mystérieuses, mais aussi un cadre de travail paisible où regarder le soleil se lever et se coucher au-dessus de la mer pendant qu’on le croque pour le ramener dans ses valises.

Pour conclure

Déjà Sénèque à son époque faisait le portrait de la Corse. Un portrait pas très aguicheur, certes, mais que les artistes Romantiques du XIXe siècle ont dû apprécier. Ajoutez aux montagnes abruptes, aux bergers taiseux, aux femmes voilées de noir et aux pêcheurs, la lumière tantôt douce à l’aurore, vive au zénith, ou flamboyante (au-dessus des Sanguinaires) avant le crépuscule et des rochers roses tombant dans une eau cristalline et vous avez le parfait décor pour tous les urbains aisés et intellectuels en quête d’aventures aussi bien que d’inspiration et de vacances. Cependant, on commence juste à redécouvrir l’importance de la Corse dans le travail des artistes de tous bords, preuve en est avec l’exposition inédite bientôt présentée à Corte.

Mais l’époque où la Corse inspirait les artistes et les vacanciers est loin d’être finie. Festivals du cinéma ou de musique, résidences d’artistes, aujourd’hui la Corse continue d’attirer. Point bonus : des artistes corses vivent et oeuvrent sur l’île, s’inspirant de ce qui est autour d’eux pour créer.

Et en tant que membre d’Avà Create, je ne peux que m’en réjouir … et essayer de mettre mon grain de sel !

Liens utiles

https://www.corsematin.com/articles/corte-henri-matisse-sexposera-au-musee-de-la-corse-a-partir-de-juillet-117089

https://www.kalinka-machja.com/Les-peintres-russes-en-Corse-au-XXe-siecle_a356.html

https://www.francetvinfo.fr/culture/arts-expos/la-beaute-de-la-corse-vue-et-dessinee-par-un-collectif-d-artistes-japonais_3301915.html

https://www.franceculture.fr/conferences/universite-de-corse-pasquale-paoli/la-peinture-corse-au-xxe-siecle

https://www.corsematin.com/articles/dossier-settimana-le-tour-de-corse-des-ecrivains-1ere-partie-54137

https://www.corsematin.com/articles/dossier-settimana-le-tour-de-corse-des-ecrivains-2e-partie-54178

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