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Grandeur et décadence du pavot

Nouveau feuilleton, en duo cette fois ! Avec Chloé, de Paroles de plantes, je vous proposerai régulièrement des articles à 4 mains sur les plantes et leur écho dans la Littérature et les Arts ! Pour cette 1ère collab', c'est au pavot que nous nous intéressons ...

Le pavot est depuis longtemps connu pour ses vertus médicinales, notamment somnifères. Mais parfois, ces vertus sont un peu détournées …

I : Une histoire de chimie

Cette jolie plante, que l’on connaît surtout dans sa version à fleurs rouges au centre noir (le coquelicot), est utilisée pour l’ornement dans les jardins, mais aussi depuis longtemps pour la teinture, dans l’alimentation et depuis l’Antiquité (la plante aurait été domestiquée au Néolithique) pour ses vertus thérapeutiques, notamment pour aider au sommeil.

Somnifère à base de pavot, fin XIXe siècle https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bottle_of_%27Papine%27,_London,_England,_1890-1920_Wellcome_L0058548.jpg

Je ne m’attarde pas sur les différents membres de la famille des Papaveracae (vous verrez ça avec Chloé), car je vais m’intéresser plus précisément au côté obscur du pavot : l’opium !

Toutes les variétés de Papaver somniferum contiennent des alcaloïdes opiacés, tels que la codéine et la morphine (dont on tire l’héroïne). Mais le pavot blanc, appelé aussi « pavot à opium » (tiens donc !) est plus riche que les autres. Aujourd’hui, il est rarement cultivé, et le commerce est géré par les pouvoirs publics depuis la convention internationale de l’opium (oui oui) en 1912 et les conventions sur les stupéfiants de 1961 et 1971.

Depuis longtemps, donc, on connaît les vertus médicinales du pavot, notamment son pouvoir somnifère qui lui donne son nom. Au Moyen-Age, il est couramment utilisé. A partir du XVIIe siècle, en Europe, les préparations à base de pavot sont progressivement remplacées par celles à base d’opium, latex obtenu par incision de la capsule (qui contient les germes) avant maturité, capsule qui contient de nombreux alcaloïdes, et notamment la morphine et la codéine, encore utilisées couramment aujourd’hui en médecine. Au XIXe siècle, les pharmaciens prescrivent fréquemment des sirops à base d’opium, comme le laudanum, avec des dosages et des posologies diverses (et pas très encadrés). Robert Louis Stevenson, par exemple, prenait de la cocaïne pour soigner sa tuberculose. Mikhail Bulgakov est resté plusieurs années accro à la morphine, qu’il prenait pour soulager les symptômes de la diphtérie. Sigmund Freud est très heureux de prescrire beaucoup de cocaïne à ses patient.es, et publie plusieurs études sur le sujet, avant de s’amender après la découverte de ses nombreux effets négatifs.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:An_unscrupulous_chemist_selling_a_child_arsenic_and_laudanum_Wellcome_V0011589.jpg
Dessin d’Honoré Daumier paru dans Charivari, 1865. Source : Wikipédia

A l’époque, on commence à détourner les prescriptions médicales, surtout du laudanum, qui se conserve facilement et s’obtient à bas coût, à des fins récréatives (et plus encore). A la fin du XIXe siècle, les dépendances au pavot, à l’opium et à la morphine augmentent car leur prise est courante.

C’est à la même époque qu’on découvre l’héroïne, une drogue semi-synthétique obtenue à partir du pavot. Elle est (bien-sûr) créée à des fins médicales (pour soigner la tuberculose notamment ou comme somnifère), et elle est en vente libre en pharmacie. On la considèrent un temps comme un bon substitut à l’opium, car elle n’est pas censée créer d’accoutumance (l’accoutumance signifie que le corps s’habitue et exige une dose de plus en plus élevée, et donc induit une dépendance). N’oublions pas qu’au XIXe siècle, la cocaïne est utilisée comme sirop contre la toux … Evidemment, il s’est avéré que l’héroïne est encore plus dangereuse que le simple opium, car sa consommation entraîne une forte dépendance à la fois physique (un manque très fort si l’on en consomme pas) et psychique (une addiction à son effet « flash » qui augmente le niveau d’endorphine et de dopamine dans le corps, induisant une sensation fulgurante et intense de bonheur). Dès 1920, après son usage massif pendant les guerres de 1870 et de 1918, on légifère pour en réglementer l’usage.

Mais revenons à nos moutons littéraires …

II : L’opium, drogue des poètes ?

Depuis longtemps (d’après les découvertes archéologiques, depuis la Grèce antique et même les Sumériens) l’opium est fumé. L’effet est plaisant : sensation de grande relaxation et de bonheur, qui dure plusieurs heures. Rigolo : insensibilité à la douleur et coordination difficile. Evidemment, comme nous l’avons vu, on devient rapidement dépendant.

En 1729, l’Empereur de Chine, face à sa consommations très étendue, en interdit l’importation. Evidemment, ça ne fonctionne pas, et au XIXe siècle, un trafic s’établit depuis l’Inde (où le pavot a été introduit par les Mongoles) vers la Chine, particulièrement par les Britanniques, qui possède alors des colonies en Inde. S’ensuivent les « guerres de l’opium » (entre la Chine et les Britanniques aidés des USA et de la France, pour mettre fin à ce commerce, et qui se termina par la concession de Hong Kong à la Grande-Bretagne, l’ouverture de ports au commerce étranger à des conditions défavorables pour la Chine, et l’autorisation du commerce de l’opium). La Chine commence alors à produire massivement de l’opium.

Les fumeries apparaissent dans la 1ère moitié du XIXe et se développent tout au long du siècle. On y fume l’opium assis ou couché, plus ou moins confortablement et dans un décor plus ou moins luxueux. A Shanghai, on compte en 1870 près de 1700 établissements.

« Coolies chinois fumeurs d’opium à Londres en 1874 »
https://www.parismuseescollections.paris.fr/ru/node/90100#infos-principales

Avec le goût pour l’Orient (l’orientalisme), l’Europe se dote également de fumeries. La « fée brune » arrivait d’Indochine (Vietnam, Cambodge, Laos), est fumée dans 1200 établissements, que fréquentent assidument les intellectuels et artistes de l’époque : Baudelaire, Cocteau … La fumette est censée permettre au consommateur (un esthète, évidemment) d’accéder aux mystères de l’Orient. Balzac décrit en ces termes les attentes des deux protagonistes de l’une de ses nouvelles : « Ils demandaient à l’opium de leur faire voir les coupoles dorées de Constantinople, et de les rouler sur les divans du sérail au milieu des femmes de Mahmoud »  (Honoré de Balzac, « L’opium », La caricature, 11 novembre 1830).

« Toi seul, tu donnes à l’homme ces trésors, et tu possèdes les clefs du paradis, ô juste, subtil et puissant opium ! » 

Thomas De Quincey, Confessions d’un mangeur d’opium, 1822

Vladimir Nabokov aimait beaucoup la morphine. Charles Baudelaire fréquentait les fumeries d’opium (et aussi le Club des haschichins avec Théophile Gautier et Alexandre Dumas, mais aussi Gérard de Nerval, Gustave Flaubert, Honoré de Balzac – qui était plutôt accro au café -), le laudanum lui ayant été prescrit d’abord comme antalgique. Arthur Rimbaud avait lui aussi un goût pour le Haschich, pour l’absinthe, comme il se doit (mais pour ce qui est du rôle de l’alcool dans le processus créatif, je vous en parlerai une prochaine fois) et, disent certains, pour l’opium (mais ce n’est pas avéré). Tout comme John Keats, Edgar Allan Poe, Walter Scott, Charles Dickens, Lewis Caroll, Jean Cocteau … Finalement, quel auteur n’était pas accro ?

Affiche du film, source : https://trailersfromhell.com/confessions-opium-eater/

Baudelaire ira même jusqu’à publier un essai, « Les paradis artificiels » (1860), qui traite du lien entre les drogues et la création poétique. La première partie est consacrée au haschich et la seconde … à l’opium. Dans cette seconde partie, il traduit et commente l’oeuvre de De Quincey, et y ajoute le récit de ses propres expériences. Si Baudelaire voit dans la drogue une exaltation des sens qui permet au poète de se transcender, il met en garde contre ses effets dangereux, comme la dépendance et l’annihilation de la volonté qui nuit au travail de l’artiste, et en montre les nécessaires limites.

Bien-sûr, fumer de l’opium ne rend pas poète ! Tout de même … Façonné par des artistes sobres, le paysage littéraire que l’on connaît aujourd’hui aurait-il été aussi intéressant ?

III. Phytothérapie d’hier à aujourd’hui : un somnifère bien controversé ! 

Il y a fort longtemps, le pavot somnifère était reconnu comme une plante magique, souvent associée à la magie noire. L’usage de décoctions de pavot était un remède traditionnel, notamment du fait de ses vertus sédatives. Scribonus Largus, médecin à la cour de l’empereur Romain Claude (41-54) rapporte l’utilisation du pavot noir pour le gonflement et la douleur des reins et pour l’ulcération de la vessie. Puis, c’est au XIIIème siècle que Hildegarde de Bingen indique que « manger la graine apporte le sommeil ». La plante faisait également partie des « herbes des vierges » prescrites par les matrones afin d’avorter. Comme expliqué par Lucia, la consommation d’opium se répandit au XVIIIème siècle avec le laudanum, une préparation à base d’opium extrait du pavot somnifère, et se développa au XIXème dans le milieu artistique (ex. C. Baudelaire, H. Berlioz, E.A. Poe). Elle fut régulée au début du XIXème siècle avec l’apparition de produits dérivés de l’opium encore plus dangereux (ex. sels de morphine, héroïne). En 1961, fut ratifiée la Convention Unique sur les Stupéfiants dans le but de limiter la production et le commerce de substances interdites (dont la morphine et l’opium). Aujourd’hui, de nombreux pays industrialisés cultivent le pavot pour subvenir aux besoins en morphine et dérivés ayant des propriétés analgésiques.

Bien qu’il existe aujourd’hui de nombreux cultivars ornementaux, on distingue initialement deux variétés de pavot somnifère dites « officinales » :

  • album : le pavot blanc ou pavot à opium. Ses fleurs à corolles blanches contiennent des graines d’un blanc jaunâtre. C’est spécifiquement de cette variété et plus précisément de ses capsules qu’on extrait le latex afin de confectionner l’opium.
  • nigrum : le pavot noir, dit oeillette ou encore pavot bleu, cultivé pour sa part pour ses graines plutôt que pour son latex. Ses fleurs rouges se distinguent drastiquement de la variété album. Les graines contenues sont gris-bleu. Ce sont ces graines qui sont largement employées dans l’industrie agro-alimentaire et notamment en boulangerie-pâtisserie. 
Papaver somniferum nigrum

Les graines de pavot noir (ou bleu donc) sont très riches en vitamine B1 mais également en calcium. Le pain au pavot est largement consommé dans les régions slaves et germaniques et notamment en Alsace. Ces graines permettent également d’obtenir l’huile d’oeillette. Cette grande disparue de nos cuisines a une saveur rappelant la noisette. Encore plus riche que l’huile de tournesol en acides gras poly-insaturés, elle possède une valeur médicinale incontestable en cas d’hyper-cholestérolémie et de troubles circulatoires. Elle fait d’ailleurs partie des huiles recommandées pour lutter contre le vieillissement de l’organisme. Riche en oméga 3, 6 et 9, l’huile d’oeillette possède des propriétés protectrices, réparatrices et cicatrisantes intéressantes pour les soins de la peau. Jadis largement utilisée au nord de la Loire, elle était considérée comme l’une des meilleures huiles. Son déclin est sans doute lié à la restriction légale de la culture du pavot, dont le latex produit l’opium, source depuis la nuit des temps d’autant de maux que de bienfaits. L’huile d’œillette ne contient pourtant, pas plus que les graines, aucun des alcaloïdes toxiques du latex de pavot.

Capsules de pavot
Graines de pavot

La sève (ou latex) du pavot somnifère contient une trentaine d’alcaloïdes dont on distingue deux groupes :
• Les phénanthrènes, incluant la morphine, la codéine et la thébaine qui agissent sur le système nerveux central.

  • Les isoquinolines telles que la papavérine et la noscapine qui possèdent respectivement des propriétés antispasmodiques et antitussives.
Sèves (ou latex) de pavot somnifère

Le pavot somnifère est également une drogue illicite puisque la variété album est utilisée de manière illégale sous forme d’opium, de rachacha ou d’infusion de capsules séchées ou de graines. Ces préparations contiennent, à des concentrations diverses, des substances psychoactives pouvant être fumées ou ingurgitées. De l’incision de capsules de la plante est produite une sève blanche qui brunit en se desséchant. Le produit solide récupéré, l’opium, possède des propriétés sédatives et psychotropes. Les effets secondaires de l’opium sont nombreux : nausées et vomissement, dépendance en cas de traitement prolongé, hallucinations, vertiges et des tremblements, constipation, euphorie…

Les variétés traditionnelles en Europe du pavot noir qui étaient utilisées dans les sirops et les décoctions domestiques, forment des capsules sèches grosses comme des noix. Les variétés nigrum et album possèdent de grandes capsules grosses comme une balle de tennis ! Ces deux dernières forment les catégories théoriques des pavots officinaux. Indifféremment des variétés, elles peuvent renfermer 1 à 4 % d’opium sec (5 % pour le pavot officinal sélectionné) contenant des taux communs de 3 à 12 % de morphine et une grande variabilité d’autres alcaloïdes. L’opium très abondant des pavots à graines blanches (album) est réputé supérieur dans la qualité de ses effets narcotiques sans être nécessairement plus fort que celui des variétés noires (nigrum).

Toutes les variétés de pavot somnifère ont été utilisées, parfois indifféremment, en officine dans la confection d’extraits (teinture, laudanum, sirop, extrait sec, opium…), depuis le simple pavot des jardins jusqu’à des formes gigantesques de pavots blancs et noirs développés dans un but médical, narcotique ou ornemental.

Il arrive aujourd’hui que les graines de pavot soient utilisées en phytothérapie dans une optique antispasmodique pour leur action très légère (relative principalement à la papavérine qu’elles contiennent) ; aucune autre partie du pavot n’est du ressort de la phytothérapie, étant considéré comme un poison connu et problématique. Le Papaver somniferum est vraisemblablement sans danger si l’on tient compte des quantités généralement présentes dans les aliments. Par exemple, 35 à 250 g de graines de pavot présents dans une boisson sont considérés comme sans danger.

Alors oui, pour dormir sur vos deux oreilles, vous pouvez compter sur le pavot. Non pas le somnifère, mais plutôt son cousin de Californie (Eschscholtzia californica). Indiqué pour soulager les symptômes bénins du stress mental (usage traditionnel), faciliter le sommeil, l’endormissement ou comme analgésique (c’est à dire anti-douleur), le pavot de Californie est un vrai atout de la phytothérapie. En gélule, teinture-mère ou tisane de fleurs séchées, l’escholtzia, originaire de Californie se classe comme un somnifère naturel et anxiolytique léger.

Eschscholtzia californica

Plante somnifère aux vices et vertus intemporels, vous n’avez pas fini d’entendre parler du pavot des pavots ! 

Unsolicited Opinion

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