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La liseuse et autres symbolismes

Et voilà, c’est l’automne (ou pour, les optimistes comme moi, l’été indien). Partout, le temps se rafraîchit et devient maussade, la rentrée fait mal à notre petit coeur, et on a envie de boire du thé en lisant un bon bouquin … en tous cas, moi oui ! J’ai donc choisi de vous présenter un tableau que j’aime beaucoup et qui s’accorde bien à l’ambiance générale : La liseuse, de Jean-Jacques Henner.

Jean-Jacques Henner, La liseuse, ca 1880/1890, Musée national Jean-Jacques Henner, Paris

Pour commencer … Qui c’était Jean-Jacques Henner ?

Né en 1829 et mort en 1905, il est fils de paysans et commence par peindre des scènes de vie à la campagne. Il suit des cours de dessin, entre dans l’atelier de  Gabriel-Christophe Guérin à Strasbourg, puis entre aux Beaux Arts de Paris où il apprend, comme il est d’usage, à copier les maîtres. En 1858, il reçoit le prix de Rome pour son Adam et Eve trouvant le corps d’Abel, ce qui lui permet d’étudier à la Villa Médicis de Rome pendant 5 ans. En 1864, il ouvre son atelier à Paris, rencontre notamment Pierre Puvis de Chavannes, et se fait remarquer au Salon, où il exposera régulièrement jusqu’en 1903.

Jean-Jacques Henner (source : Wikipédia)

Très connu pour ses portraits, notamment féminins. On retrouve des caractéristiques communes à ses portraits : un fond simple, voire uni, voire vide, voire flou, mais avec des ombres, et un format qui dévoile soit le buste soit le haut du corps. Pour ce qui est de ses portraits féminins, et particulièrement des portraits de jeunes femmes comme celui dont nous allons parler, on note des caractéristiques physiques intéressantes : la peau pâle, le nez droit et prononcé, le menton en avant, les yeux sombres et une longue chevelure du châtain-roux au roux flamboyant (il est, selon Claude Vento*, le peintre « des rousses (…) dont les cheveux incendient la toile »). En fait, autant de caractéristiques que l’on retrouve chez les peintres symbolistes, qui les ont empruntées aux pré-raphaélites.

Jean-Jacques Henner, Portrait d’une jeune fille
Jean-Jacques Henner, Salomé, 1903

Un peu de contexte

Les pré-raphaélites, c’est qui, c’est quoi ?

Dans les années 1850 (en Grande-Bretagne d’abord), le préraphaélisme est un mouvement qui fait des peintres pré-Raphaël (1483 – 1520) des modèles de style et cherche une alternative au conformisme de la peinture anglaise. Déçus par la société post-industrielle les fondateurs de ce mouvement veulent revenir à une peinture proche des primitifs italiens : des couleurs vives, un dessin très minutieux et détaillé, des sujets bibliques, médiévaux et littéraires. Ils vont fonder un véritable canon, et inspirer, pour la figure féminine, les peintres symbolistes.

John Everett Millais, Ophélia, 1852, Tate Britain.
Ici, le peintre a choisi d’illustrer un élément de la pièce de Shakespeare Hamlet, fidèle au goût des préraphaélites pour la Littérature et le Moyen-Age.

Les symbolistes, c’est qui, c’est quoi ?

Le symbolisme, c’est plus une période qu’un mouvement. Il touche tous les arts, particulièrement la peinture et la Littérature, qui s’inspirent mutuellement, mais aussi la musique, la sculpture, la photographie naissante … Il naît en Europe dans les années 1880 et se répand jusqu’aux Etats-Unis. Les artistes principaux du mouvement en France sont Gustave Moreau (dont vous pouvez visiter l’atelier à Paris, récemment rouvert au public), Pierre Puvis de Chavannes, Odilon Redon, Paul Gauguin, pour la peinture, mais aussi Charles Baudelaire, Joris-Karl Huysmans, Flaubert, Le Comte de Lautréamont, Edgar Allan Poe, Stéphane Mallarmé (dont l’un des poèmes inspirera Claude Debussy pour son Prélude à l’après-midi d’un faune) ou Arthur Rimbaud en Littérature. En Belgique, on a Félicien Rops et Fernand Khnopff, en Autriche Gustav Klimt, en Suisse Arnold Bocklïn et Ferdinand Hodler, en Suède/Norvège Edvard Munch …

Gustave Moreau, L’apparition, 1876, Harvard Museum
Salomé est représentée, loin de ce qu’elle est dans la Bible, comme une jeune femme très séduisante aux pouvoirs presque magiques
Fernand Khnopff, The silver tiara, 1911 (source : wikiart.org)

La date-clé du mouvement est 1886 : elle marque la fin des expositions des impressionnistes, mais aussi la date à laquelle le poète Jean Moreas publie son manifeste du surréalisme, la date à laquelle Paul Gauguin, en Bretagne, élabore son synthétisme, l’arrivée de Van Gogh à Paris, et l’apparition/affirmation du néo-impressionnisme … autant de choses qui font que le symbolisme commence à éclore. La période 1890’s marque l’apogée du symbolisme européen, avec son extension internationale : le mouvement domine la scène artistique internationale.

Les symbolistes s’inspirent de l’Histoire, des autres arts, et des autres mouvements. Leur peinture est personnelle, souvent influencée par le spiritisme en vogue à l’époque, par le monde des rêves et de l’inconscient (c’est aussi l’époque du développement de la psychanalyse) et empreinte d’érotisme (parfois cru). Elle est aussi parfois peu ragoûtante, puisque certains artistes s’inspirent des tout nouveaux musées d’anatomie, qui montrent notamment des figures de cire de malades de la syphilis, maladie sexuellement transmissible qui fait des ravages au XIXe siècle, dont les symptômes sont spectaculaires (on sombre dans la folie et on meurt douloureusement). C’est un mouvement bien dans son époque, qui s’inspire donc de l’actualité et des théories scientifiques en vogue, comme la phrénologie ou la criminologie.

Un des « noirs » d’Odilon Redon

Ainsi, les Symbolistes s’opposent au classicisme, se défient de la raison, prônent l’instabilité, font de l’inconscient un élément majeur, cherchent à provoquer, et prônent l’originalité.

Et notre tableau, dans tout ça ?

Mais revenons à nos moutons. J’aime particulièrement ce tableau de Jean-Jacques Henner. Au-delà de ses caractéristiques très symbolistes, il est aussi très original. Commençons par voir en quoi il ne l’est pas. Eh bien, nous l’avons dit, l’intérêt pour la figure féminine, la peau laiteuse, la longue chevelure rousse, les couleurs mêmes, s’accordent à l’univers symboliste, qui a, comme vous l’avez compris, puisé chez les préraphaélites pour les canons de beauté, mais qui entretient également un rapport compliqué aux femmes. En effet, chez les symbolistes, les femmes sont objet de désir mais elles sont aussi de dangereuses tentatrices, des créatures maléfiques (d’où les couleurs : rappelez-vous que dans de nombreux tableaux dans l’Histoire de l’Art, Eve, la pécheresse par excellence, est représentée avec une longue chevelure rousse), voire répugnantes (la syphilis, encore une fois). Elles sont nimbées de mystère, associées aux sorcières et aux tentatrices bibliques, et au rêve. D’ailleurs, ici, on voit bien un effet de flou qui donne à la jeune femme une peau nacrée très féérique et la fait fondre dans le décor (sa chevelure rousse coule derrière elle et se joint au fond). Le livre qu’elle lit semble appuyé sur quelque-chose de rigide dont on discerne les coins mais elle-même est allongée sur ce qui pourrait être un lit, pourquoi pas recouvert de fourrure (qui me rappelle La vénus à la fourrure, roman de Leopold von Sacher-Masoch, paru en 1870). Ce que je trouve original dans ce tableau, c’est que la jeune femme sourit. Oui, elle est clairement peinte de manière à susciter le désir : elle est belle et est exposée aux yeux de l’observateur du tableau, qui est un peu voyeur. Elle sourit aussi, pourrait-on dire, parce-qu’elle est consciente de sa beauté et de son pouvoir de séduction (ou de son pouvoir maléfique). Mais pas seulement. En effet, elle est en train de lire. Bien-sûr, elle y prend du plaisir, et elle en sourit. Cela vous semble innocent ? Ca ne l’est pas. Car longtemps les femmes ont été interdites de lecture (et plus encore d’écriture), et notamment de lecture de romans, qui connaissent un essor au XIXe siècle, et qui avaient pour réputation de corrompre les âmes fragiles. En effet, comme le dit si bien Laure Adler**, « les femmes qui lisent sont dangereuses ». Pour la société de l’époque, les femmes n’ont pas à savoir beaucoup de choses (danser, parler français, coudre et laver le parquet, c’est suffisant. Sinon, en savoir assez pour répondre convenablement à une conversation polie, être belles aussi, et sinon compenser par le charme et les bonnes manières), et puis, elles sont fragiles et les livres pourraient leur donner de mauvaises idées, les pervertir (il vaut mieux qu’elles s’en tiennent à la Bible), voire même les rendre folles (c’est le siècle de l’hystérie***). Et puis, il ne faudrait pas qu’elles se rendent enfin compte qu’elles sont aussi talentueuses, méritantes et légitimes que les hommes … D’ailleurs, cette jeune femme du tableau, pourquoi lit-elle nue, alanguie sur un lit, les cheveux défaits ? On soupçonne une activité hautement indécente … Voilà pourquoi j’adore ce tableau : au-delà de son esthétisme, il suggère, sous des dehors simples, un tas de choses …

Pour la petite histoire, cette jeune femme, que l’on retrouve dans plusieurs tableaux d’Henner, s’appelait Juana Romani. En 1880, elle a déjà posé pour plusieurs artistes mais a décidé de ne se consacrer qu’aux plus grands. C’est donc décidée à poser pour Henner qu’elle vient frapper à sa porte. Qui reste close, le peintre préférant qu’on le laisse tranquille. Obstinée, elle fait le pied de grue devant chez lui et finit par entrer. Elle devient son modèle. Un jour qu’elle pose pour lui, nue, elle s’ennuie. Elle prend un livre et commence à lire … C’est ainsi que naît notre tableau ! Et une carrière : de modèle, Juana Romani passe, quelques années, plus tard, à peintre ! C’est qu’elle a eu le loisir d’observer les plus grands artistes de son époque et s’y connaît en peinture ! Henner a eu bien raison de la peindre ainsi malicieuse … ce petit sourire annonçait bien quelque-chose !

Juana Romani peignant (source : www.sothebys.com)

* Les Peintres de la femme, Paris, F. Dentu. 1888, p.11

** Les femmes qui lisent sont dangereuses, Laure Adler et Stefan Bollman, Flammarion, 2019

*** Voir aussi mes articles « Pourquoi il faut (re)lire Madame Bovary » et « Faut-il écrire des lettres d’amour pour entrer dans la Pléiade ? »

Liens utiles

https://awarewomenartists.com/publications/juana-romani-1867-1923-pupil-of-mistress-of-family-relationships-as-commented-by-art-critics/

https://musee-henner.fr/jean-jacques-henner-1829-1905

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