Les nuits moites

La nuit, les frontières s’ombrent. La rue est niche, la vie devient riche. L’horizon se fait discret sous la lune et l’absence de perspective ouvre le temps présent. Tout s’estompe. La vie diurne n’est plus qu’un vague bruit indistinct, un souvenir morcelé. Les étoiles ont été chassées de la ville, les lampadaires dessinent nos pistes de décollage. On les suit, pupilles dilatées et respiration exacerbée, elles nous conduisent à nos hangars nocturnes, bars, boites, appart.

Comme un chasseur pacifiste, on traque une sensation, une raison d’espérer le jour, là, au cœur de la nuit. La liqueur, l’inspiration ou le croquant d’un vice pour, sous le soleil, mener sa vie vertueuse. La chair est moite, comme ses vapeurs qui nous prennent. Les mâchoires s’actionnent et les sourcils s’hérissent, leur danse n’a plus grand-chose de légal.

Souvent accompagné de nos pairs mais étrangement seul pour parcourir la distance qui sépare nos lèvres de ce verre. Dionysos est un dieu exigeant. Zagréus est un de ces nombreux noms, c’est celui qui déchire et qui finit déchiré. Déchiré, les ivrognes ont retenu ce mot et le lancent au ciel avec fierté. Comme pour approcher les étoiles.

Dans la moiteur des corps qui se tordent, d’étranges sourires chimiques enveniment les visages. Une religion de la tox’. Les étoiles sont bien lointaines. Titubants, les disciples de la bouteille s’arriment à ce mât dans la tempête qui broie coordination et réflexion. Sont-ils plus sains que nos souriants intoxiqués ? Seul Dionysos détient la réponse et, fidèle à lui-même, il ne la donnera que dans un grand éclat de rire insaisissable.

Pourquoi la nuit ? Enigme à choix multiples. Mais la moiteur, elle, est fidèle. Cette délicate transpiration qui colle les cheveux à la nuque, cette caresse sur un corps lové à la musique, tiédeur des lèvres entrouvertes. Lange inquisitrice. Qu’il fait chaud, une fois le soleil chassé.

Que cherchons-nous que nous ne possédions déjà ? Peut-être qu’il n’y a rien de plus à posséder, seulement des propriétés dont se défaire. De quoi souhaitons-nous ne plus être propriétaire ? De nos amours ? De nos peines ? Et si, plus cruellement, nous espérions nous débarrasser de nous-mêmes ? Encombrante propriété que l’on trimballe d’abord comme un futur puis comme un héritage.

La nuit venue, le sang sur nos mains est indistinct. La bave aux lèvres floutée. Il a fallu enterrer le jour et ses secrets. Bien ignorants sont ceux qui pensent que nos plus vils actes se déroulent loin du soleil. C’est dans la lumière que nous trichons, mendions, mentons. La traitrise, la vraie, celle qui change des vies, se réalise sous le regard lumineux d’Apollon. La nuit venue, nous ne sommes plus que l’ombre de nous-mêmes, nos tares couchées, nos vices réveillés.

La conquête des corps, dans le labyrinthe des sens, est crépusculaire. Néons pour vérité en demi-ton. Nous paraissons plus beaux dans l’éclairage des nuits moites. L’air est saturé de désir, hormones ivres pour se sentir vivre. Jamais seul au comptoir, à ramer avec les autres marins. Les femmes, pour une fois, sont admises dans ces assemblées d’hommes. Personne ne veut une mer calme, vous êtes la tempête et vos éclairs nous effraient autant qu’ils nous fascinent. A plusieurs pour se donner du courage face à vos cieux volcaniques, nos rires vantards sont ceux d’enfants grandis trop tard. Et quand sur nos peaux vos lèvres murmurent les sortilèges d’antan, les étoiles sont là. La voute étoilée, peuplée de femmes aimées, baisées. Les nuits sont moites.

Cette camaraderie de liqueur, d’inspiration ou de croquant viciés dure l’éternité. Mais comme les marins d’Ulysse, nous tombons un à un. L’odyssée d’une vie voyage seule, les nuits sont des répits. Et nos Pénélope, dans leurs lits d’olivier, voulons-nous les troubler ? Elles sont le trésor que nous cachons à la nuit. A cheval sur nos désirs de batailles nocturnes et nos rêves d’empire journalier, la soif clôt nos tourments car le vainqueur se retrouve vaincu une fois repu de tous ces liquides. Nos liquidités s’amenuisent à mesure que nos estomacs se remplissent. Paradoxe linguistique, langue paradoxale. La langue, on y revient toujours. Et si des langues devaient conter mon histoire, puissent-elles le faire dans les nuits moites, j’y suis comme un roi.

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